
Air-Condition de Petter Jacobsson et Thomas Caley – Ballet de Lorraine
Repoussée deux fois en raison de la crise sanitaire, Air-Condition, la dernière création de Petter Jacobsson et Thomas Caley pour le Ballet de Lorraine, a enfin vu le jour mi-novembre à l’Opéra national de Lorraine. Tout était parti d’une proposition d’Emma Lavigne, alors directrice du Centre Pompidou-Metz à l’occasion de l’exposition Le Ciel comme atelier, Yves Klein et ses contemporains. L’idée était de se réapproprier le scénario inachevé imaginé par le peintre en 1954, intitulé La Guerre (de la ligne à la couleur). Sollicitant la collaboration de l’artiste plasticien argentin Tomás Saraceno, les deux chorégraphes se sont immergés dans la philosophie d’Yves Klein pour créer une pièce abstraite et exigeante, qui dégage une beauté crépusculaire mêlant vidéo, musique et danse. Jalonnée de clins d’œil à l’artiste considéré comme « peintre de l’espace », de son célèbre saut dans le vide à sa pratique du judo, Air-Condition sculpte l’espace de la plus belle des façons.

Air-Condition de Petter Jacobsson et Thomas Caley – Ballet de Lorraine
En 1954, Yves Klein réfléchit à un ballet « destiné à mettre en scène ses réflexions physiques et performatives sur l’immatérialité de son art« . Prenant appui sur ces notes inachevées, Petter Jacobsson et Thomas Caley ont imaginé une nouvelle création. Pour les accompagner dans ce voyage, ils ont demandé à Tomás Saraceno de concevoir la scénographie. L’artiste argentin a donc réalisé un film en noir et blanc qui souligne le travail chorégraphique des 24 interprètes de la compagnie. Jouant sur un dégradé noir et blanc, il crée une atmosphère hypnotique, mystérieuse et énigmatique, renforcée par la musique minimaliste d’Eliane Radigue. Qu’iels ressemblent à des ombres chinoises ou à un nuage d’électrons, revêtus de costumes dans la même gamme chromatique, les danseurs et danseuses évoluent dans un mouvement fluide et continu. Par moments, leurs chutes au sol ou leurs interactions semblent faire écho à des techniques de projection de judo, art martial longtemps pratiqué par Yves Klein. Les deux physicalités se répondent.
Des cordes ont été tendues et structurent l’espace. Les interprètes les empoignent, tirent dessus, s’emprisonnent dans leurs entrelacs. Elles évoquent les immenses toiles d’araignées vibrantes exposées par Tomás Saraceno. La première fois que l’un des artistes se jette dans la fosse d’orchestre, bras écartés comme des ailes déployées, comme arrêté par un flash de lumière, on en a presque le souffle coupé de surprise. Ce saut dans le vide fait référence à la célèbre photo d’Yves Klein parue en 1954. Tout au long de la pièce, le geste se répète, parfois en cascade par une succession d’interprètes. À chaque fois, l’effet de surprise demeure. La répétition ne banalise en rien la radicalité du geste. Bien au contraire… Petter Jacobsson et Thomas Caley envisagent le travail du peintre comme « une tentative utopique d’interagir avec le divin, comme une expression de l’irrépressible envie humaine d’aller caresser les cieux« . Ils ont su parfaitement le traduire.

Air-Condition de Petter Jacobsson et Thomas Caley – Ballet de Lorraine
Est-ce parce que j’ai vu cette pièce le 11 novembre que je me suis prise par moments à y voir une évocation de champs de bataille calcinés ? Une évocation d’une guerre plus prosaïque et plus contemporaine que celle imagée par Yves Klein dans son scénario des années 1950. Soudain Air-Condition s’est transformée alors en une chronique d’un monde oscillant entre chaos et harmonie, un monde dans lequel l’être humain se débattrait pour survivre. Au-delà d’une réflexion sur l’immatérialité de l’art, j’ai choisi de voir dans cette « architecture aérienne » l’allégorie d’une planète où l’air se raréfie, où les écosystèmes sont menacés, où la lumière devient obscurité. Une planète à bout de souffle sur laquelle l’unique échappatoire est déjà pour des millions d’êtres humains le saut dans le vide.

Air-Condition de Petter Jacobsson et Thomas Caley – Ballet de Lorraine
Air-Condition de Petter Jacobsson et Thomas Caley par le CCN – Ballet de Lorraine à l’Opéra national de Lorraine. Image en mouvement (vidéo), lumières : Tomás Saraceno. Musique : Eliane Radigue (L’île re-sonante). Costumes : Birgit Neppl. Jeudi 11 novembre 2021.