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Twofold – Sydney Dance Company

Troupe australienne fondée en 1969, la Sydney Dance Company s’est imposée sur les plus grandes scènes du monde comme nom d’excellence de la danse contemporaine. Venue des antipodes jusque dans la Grande Halle de La Villette, la compagnie présente cette saison Twofold, un diptyque réunissant les œuvres de son directeur Rafael Bonachela et de la chorégraphe australo-javanaise Melanie Lane. D’un côté une pièce à la grande virtuosité inspirée par les flammes ravageuses en Australie ou à Notre-Dame de Paris. De l’autre une oeuvre aux multiples surprises esthéthiques, sur l’étrangeté des rapports amoureux. Un programme à deux faces asymétriques, avec lequel la compagnie met à l’honneur toute l’étendue et la diversité de ses talents.

 

Love Lock de Melanie Lane – Sydney Dance Company

 

La beauté peut-elle naître de l’anéantissement ? Alors qu’en 2019, les incendies ravagent le bush australien et la charpente de Notre-Dame de Paris, Rafael Bonachela et Bryce Dessner s’interrogent sur le paradoxe d’une esthétique de la destruction. Si le second se lance en premier dans une composition musicale, le directeur de la Sydney Dance Company ne tarde pas à en imaginer la chorégraphie. La danse, par essence art de l’éphémère, qui s’efface en même temps qu’elle advient, n’est-elle pas la voie royale pour explorer cette dualité ? Fruit de ces questionnements, la pièce Impermanence voit le jour en 2021 avec les dix-sept danseurs et danseuses de la troupe, et est présentée en France dans le cadre de la récente tournée de la troupe australienne, qui vient maintenant à Paris depuis plusieurs saisons. Simplement vêtus de t-shirts et shorties aux tons neutres et chair, leurs corps émergent à jardin telles des ombres errantes dans un couloir de lumière tamisée. Au même moment, à cour, le Quatuor Zaïde joue les premières notes de la partition de Bryce Dessner. À l’image des flammes dévastatrices dont elle est inspirée, la musique déploie leitmotiv et ostinati à un rythme effréné. Entraînée une heure durant dans une course contre-la-montre musicale digne des films épiques, la chorégraphie semble mue par une urgence à danser. Traversant la scène par vagues successives de duos, trios et grands ensembles, les interprètes enchaînent grands sauts, portés, contorsions et hyperextensions sans temps mort. Façonnées par une technique ultra précise et une énergie phénoménale, leurs physicalités athlétiques se révèlent pourtant d’une grande diversité.

Si la danse prend vie dans le geste, elle est aussi œuvre de l’esprit. Avant d’être ressentie, elle est façonnée par l’intention du chorégraphe qui, sans nécessairement lui imposer un sens unique, travaille à la rendre intelligible pour les interprètes d’abord, pour le public ensuite. Or dans Impermanence, le lien intime entre puissance émotionnelle et dimension cognitive a tendance à se dissiper. Tournoyantes et syncopées, chargées d’une vitalité fougueuse, les phrases chorégraphiques de Rafael Bonachela sont certes empreintes de la grammaire de William Forsythe. Mais à la différence des morceaux musicaux, où les motifs répétitifs développent une fluidité organique, les enchaînements de gestes réitérés d’un tableau à l’autre glissent du côté de la redondance. Pourtant, les scènes chorales parviennent à lier motion et émotion. Embrassant la musique, la chorégraphie joue alors sur contrastes esthétiques et cinétiques vibrants, entre effets de canons, de miroir ou de fraction du nombre – qui ne manquent pas d’évoquer The Seasons’ Canon de Crystal Pite. C’est dans ces fulgurances, sublimées par les lumières déclinant couleurs chaudes et froides, contre-jour et clair-obscur, que le mouvement conjugue finalement les verbes surgir, s’épanouir et s’évanouir au temps présent.

 

Impermanence de Rafael Bonachela – Sydney Dance Company

 

Quoiqu’elle s’inscrit dans le prolongement d’Impermanence, Love Lock fait basculer la soirée du côté de la radicalité. Tant par son format condensé en vingt-cinq minutes que par son titre [« Cadenas d’amour », symbole de résistance du sentiment à l’épreuve du temps], la deuxième pièce du programme, signée Melanie Lane, se pose en contrepoint asymétrique à celle de Rafael Bonachela. Présentée en 2024, la création de la chorégraphe australo-javanaise explore la complexité des schémas amoureux sous l’angle de l’étrangeté. C’est donc sur une scène baignée de lumière jaunâtre tamisée et de brume déversée jusque dans les premiers rangs du public, que réapparaissent, tout de noir vêtus, les dix-sept interprètes de la Sydney Dance Company. La pièce travaille d’abord à déconstruire les corporéités par la danse, à commencer par une silhouette en combinaison effet pétrole, qui s’avance en piétinés tel un avatar obscur de la Mort du cygne. Au rythme des pulsations électro régulières et saccadées du compositeur britannique Clark, les gestes anguleux et enveloppants se font à la fois douceur et violence. Passée par les comédies musicales londoniennes, Melanie Lane pousse aussi la troupe à donner de la voix, pour asséner face public des paroles de chansons d’amour (« How deep is your love? », « Quelle est la profondeur de ton amour ? ») avec un ton et un regard accusateurs.

Mais la transformation la plus saisissante a lieu en coulisses, tandis que les interprètes réapparaissent dans les étonnants costumes dessinés par Akira Isogawa, aux couleurs, formes et matières bigarrées. Jupe à plumes noires, drapée rouge transparent ou cape jaune ondulante : chacune et chacun affiche sa singularité. Puis défilant en ligne, en diagonales ou en cercles, les corps s’unissent dans une sorte de danse rituelle carnavalesque, puisant leur force dans leur diversité. Si la pièce frappe moins par son inventivité chorégraphique que plastique et sonore, chaque élément qu’elle déploie concourt à sa cohérence. De la métamorphose individuelle et à la mue collective, Love Lock résonne comme une audacieuse ode à la liberté. Avec ce final galvanisant, Twofold reflète à merveille le talent de la compagnie qui, d’un bout à l’autre du diptyque, offre une véritable démonstration de virtuosité et un grand élan de générosité.

 

Love Lock de Melanie Lane – Sydney Dance Company

 

Twofold par la Sydney Dance Company. Impermanence de Rafael Bonachela, musique de Bryan Dessner © Chester Music Ltd interprétée par le Quatuor Zaïde et Anohni, lumières de Damien Cooper, costumes de Aleisa Jelbart, scénographie de David Fleischer ; Love Lock de Melanie Lane, musique de Chris Clark, lumière de Damien Cooper, costume de Akira Isogawa. Avec Lucy Angel, Mathilda Ballantyne, Timothy Blankenship, Mali Comlekci, Naiara de Matos, Riley Fitzgerald, Liam Green, Luke Hayward, Sonrisa Hubbard, Morgan Hurrell, Ngaere Jenkins, Sophie Jones, Ryan Pearson, Eka Perunicic, Amelia Russell, Piran Scott et Sam Winkler (danseuses et danseurs). Mercredi 11 juin 2025 à la Grande Halle de La Villette et diffusé en direct dans le réseau Micro-Folies. Avec Chaillot – Théâtre national de la Danse.

À voir jusqu’au 15 juin. À voir en rediffusion du 27 au 29 juin dans le réseau Micro-Folies et en tournée (Impermanence) les 28 et 29 juin au Teatro Romano de Spoleto (Italie), le 4 juillet à l’Odéon d’Hérode Atticus d’Athènes (Grèce), du 28 au 30 août à la Dance House Helsinki (Finlande).

 
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