Soirée de créations Lukáš Timulak / Kor’Sia – Ballets de Monte-Carlo
Après la reprise de La Mégère apprivoisée puis une soirée tournée vers le répertoire classique, les Ballets de Monte-Carlo ont terminé leur saison avec un programme dédié à la création contemporaine. La troupe a ainsi monté deux nouvelles œuvres de chorégraphes émergents sur la scène internationale, tous deux gardant une attache vers le langage académique. Lukáš Timulak propose avec Twilight une pièce séduisante d’une grande virtuosité, à défaut d’une folle originalité. Mattia Russo et Antonio de Rosa de la compagnie Kor’sia montrent dans Bronia tout leur savoir-faire pour imaginer une scénographie percutante, même si la puissance de l’image de Nijinska, point de départ de cette création, reste bien survolée.

Twilight de Lukáš Timulak – Ballets de Monte-Carlo
Dès les premiers instants de Twilight, il n’y a pas un doute : le chorégraphe Lukáš Timulak est bien passé par les Ballets de Monte-Carlo. Même s’il n’y est resté que trois ans en tant que danseur avant de partir au Nederlands Dans Theater, il comprend comment fonctionnent ces artistes monégasques, leur musicalité, leur physicalité, ce qui naturellement leur crée une émulation. Les Ballets de Monte-Carlo restent une structure un peu à part, à la fois troupe d’un grand chorégraphe – Jean-Christophe Maillot – mais aussi compagnie de répertoire comme de créations. La saison qui vient de s’écouler est à cette image. Elle a démarré avec le tube La Mégère apprivoisée de Jean-Christophe Maillot, savoureux ballet narratif dont le succès ne se dément plus. Puis a enchaîné avec une passionnante soirée classique avec entre autres deux maîtres : celui du XXe siècle George Balanchine et celui du XXIe Alexeï Ratmansky. La fin de saison est dédiée à la création contemporaine qui n’en oublie pas son vocabulaire classique, avec trois noms moins connus du circuit européen, montrant toute la versatilité des interprètes monégasques.
Une versatilité que Lukáš Timulak met à merveille en valeur. Twilight n’a rien dans sa structure de franchement innovant. Mais le chorégraphe sait y faire pour déployer une danse percutante, se servant de l’art de la précision infime de ses interprètes, de leur fabuleuse virtuosité, de leur grande écoute aussi, du groupe uni qu’il forme. Sur la musique de Volker Bertelmann et Hauschka, il met ainsi en scène huit artistes sous diverses formes, alternant comme il se doit passage de groupe et duos, moments de vitesse ou de pure énergie et pas de deux plus lyriques, toujours avec beaucoup de savoir-faire. Les danseuses montent sur pointes pour un joli moment collectif, avec de nombreuses idées twistant la technique de pointe qui mériteraient d’être plus creusées. Tout y est mené avec beaucoup de brio.
Le décor habille habilement les interprètes, leur sens du mouvement tout comme leurs lignes académiques qui sont aussi leur marque de fabrique. En fond : un cyclo divisé en deux. D’abord bleu, couleur du ciel, d’un côté celui de Monaco, de l’autre celui de La Haye où est basé le chorégraphe. Un bleu d’été, parfois ponctué du passage d’un avion ou d’une mouette. Puis le bleu laisse place à deux soleils profonds sur un fond plus sombre, là encore des deux côtés de l’Europe, dont la course rythme l’évolution des danseurs et danseuses. Le chorégraphe a monté ce dispositif avec Peter Bil’ak, avec qui il travaille depuis de nombreuses années. Les deux artistes aiment s’inspirer de la nature, puiser dans les phénomènes naturels la source de leur pièce. Avec Twilight, il y avait l’envie de souligner combien un même événement peut être perçu d’une manière totalement différente selon son point de vue, et de faire par ces décors filmés en direct une pièce différente chaque soir. Cette perception en scène n’est pas des plus aisées à comprendre. Un magnifique duo, peut-être le point culminant de la pièce, semble comme montrer un couple sur le point de la séparation, le moment de la désillusion d’une histoire commune, chacun-e réalisant avoir vécu cette relation d’une façon différente. Mais le reste de la pièce fonctionne surtout sur la grande unité des interprètes, la force d’un groupe soudé et vivant à l’unisson. Quant au fait de percevoir une même pièce de façon différente à chaque représentation, n’est-ce pas l’essence même du spectacle vivant ? Qu’importe finalement. J’ai préféré laisser la note d’intention de côté pour me laisser emporter par l’abstraction de la danse, son inventivité et sa beauté communicative.

Twilight de Lukáš Timulak – Ballets de Monte-Carlo
Mattia Russo et Antonio de Rosa de la compagnie Kor’sia aime les scénographies qui sortent de l’ordinaire. Et c’est bien ce qui marque la deuxième création de cette soirée : Bronia. Avec la dramaturge Agnès López-Río, les deux chorégraphes ont voulu la résurgence d’une figure incontournable de la danse : Bronislava Nijinska, surnommée Bronia. Elle fut l’exemple même de l’invisibilisation des femmes dans l’histoire de la danse. Merveilleuse danseuse des Ballets russe, chorégraphe fondamentale du début du XXe siècle, directrice de compagnie, pédagogue importante, Nijinska n’est pourtant vu majoritairement que comme la “soeur de” encore aujourd’hui. Qui se souvient ainsi que c’est elle, la première, qui chorégraphia Boléro de Maurice Ravel pour la première de l’œuvre en 1928 ? C’est sur cette musique que Bronia démarre, d’abord en bruit de fond comme pour rappeler le public à la fin de l’entracte, puis de plus en plus fort avant de se finir se façon assourdissante alors que le rideau s’ouvre sur… un danseur sautant le plus haut possible sur un trampoline, au milieu d’une salle à nu, projecteurs visibles. Nijinska s’est joué es conventions du théâtre de son époque pour trouver ses propres codes. C’est à cette vivacité et cette modernité que Mattia Russo et Antonio de Rosa veulent rendre hommage. Nous voici donc sur la scène d’un théâtre, en pleine répétition. Une voix s’élève, celle de la danseuse Katrin Schrader, comme pourrait l’être celle de Nijinska donnant ses indications à ses interprètes. Entre les artistes se remplaçant et suivant les demandes, on y croise le voile de la Sylphide, le tutu de l’Oiseau de feu et de nombreuses références aux œuvres qui ont ponctué la carrière de la chorégraphe. Tout prend vie dans une magnifique mise en scène.
Malheureusement, le soufflé retombe. Le duo de chorégraphes a l’art et la manière de créer une scénographie séduisante : difficile ainsi de résister à ce savoureux corps de ballet fémin-masculin de Sylphides en basket, qui fait son petit effet. Mais la chorégraphie reste sans aspérité et ne permet pas vraiment de faire émerger la personnalité de cette grande figure de la danse. Le travail sur pointe est facile, les ensembles féminins convenus et rien ne semble être là pour que les danseuses en scène, pourtant de fortes personnalités, puissent véritablement prendre possession du lieu. À vrai dire, le moment de danse le plus réussi reste celui du Faune, quand ce dernier quitte sa position emblématique pour se lancer dans un solo percutant, comme retrouvant sa liberté. Et puis il y a ce moment suspendu. Alexandre Joaquim, l’un des danseurs de la compagnie, se met en piano pour jouer – et d’une bien belle manière – la Suite bergamasque dite du Clair de lune de Debussy. Démarre alors un superbe duo homme-femme. Vibrant, puissant, intime. À la fois d’une grande douceur et d’une passionnante liberté. Il y a enfin le sentiment de voir la résurgence de Nijinska, femme puissante. Il fallut donc que cela soit uniquement quand elle est dans les bras d’un homme, c’est un peu ironique pour une femme éprise de liberté.
Même si ces deux créations avaient donc leurs faiblesses, l’ensemble n’en demeura pas moins une passionnante soirée, avec le plaisir de mieux connaître deux univers chorégraphiques et de voir une compagnie de si haute qualité s’en imprégner avec enthousiasme et sans retenue. Vivement la saison prochaine.

Bronia de Mattia Russo et Antonio de Rosa – Ballets de Monte-Carlo
Twilight de Lukáš Timulak par les Ballets de Monte-Carlo, musique de Volker Bertelmann et Hauschka, décors de Peter Bil’ak. Avec Candela Ebbesen, Ekaterina Mamrenko, Kathryn Mcdonald, Ashley Krauhaus, Jaat Benoot, Ige Cornelis, Daniele Delvecchio et Kizuki Matsuyama.
Bronia de Mattia Russo et Antonio de Rosa par les Ballets de Monte-Carlo, dramaturgie d’Agnès López-Río, scénographie d’Amber Vandenhoeck en collaboration avec Mattia Russo et Antonio de Rosa, musique d’Alejandro Da Rocha et autres artistes. Avec Portia Adams, Jaeyong An, Luca Bergamaschi, Michele Esposito, Alexandre Joaquim, Juliette Klein, Emma Knowlson, Mimoza Koike, Riccardo Mambelli, Elena Marzano, Zino Merckx, Kozam Radouant, Francesco Resch, Lukas Simonetto, Simone Tribuna et Sooyeon Yi, avec la voix de Katrin Schrader.
Jeudi 17 juillet 2025 à la salle Garnier de l’Opéra de Monte-Carlo.