Outwitting the Devil – Requiem à l’humanité d’Akram Khan
Akram Khan créait l’événement l’été dernier en investissant pour la première fois la Cour d’Honneur du Palais des Papes au Festival d’Avignon. Il y est venu avec Outwitting the Devil, pièce pour quatre danseurs et deux danseuses sur une partition originale écrite par Vincenzo Lamagna. Une oeuvre sombre, funèbre, qui explore les démons de l’âme humaine à travers les réminiscences de son héros Gilgamesh arrivé au seuil de sa vie. Dans une scénographie composée de stèles funéraires entourant le plateau, le chorégraphe britannique livre un ballet somptueux et glaçant. Le spectacle a pris la route pour une longue tournée internationale qui fait escale à Paris au 13ème Art, la nouvelle salle provisoire du Théâtre de la Ville, qui n’est malheureusement pas le meilleur lieu pour apprécier cette pièce.
Akram Khan aime raconter des histoires. La sienne parfois, comme il l’a fait aux côtés de Sylvie Guillem dans Sacred Monsters. Plus encore celle des autres, comme dans Xenos où il narre le destin d’un fantassin indien lors de la Première Guerre mondiale et qui a été son dernier tout de piste comme danseur. Il s’est aussi emparé du plus emblématique des ballets narratifs académiques en refondant Giselle pour l’English National Ballet. Un choix rare parmi les chorégraphes contemporains majeurs, mais l’abstraction pure n’est pas le terrain de jeu d’Akram Kham. Il ne craint pas de se lancer dans le champ de la narration et il le fait de main de maître avec Outwitting the Devil, qui conserve à l’affiche son titre anglais mais que l’on peut traduire par “Tromper le diable”. Et plus précisément tenter de le chasser de soi et du monde. Pour étayer son propos, le chorégraphe s’appuie sur l’épopée de Gilgamesh, l’ancien roi d’Uruk dans la Mésopotamie antique, l’un des premiers grands textes sur la conditions humaine, le rapport des hommes aux dieux et l’inéluctabilité de la mort. Le récit n’est pas linéaire. Ce qui intéresse Akram Khan, c’est la fin de la vie d’un vieil homme hanté par la culpabilité, ses fautes et sa responsabilité dans la mort et la destruction de ses semblables et de la nature.
Pour ce voyage funeste dans le territoire du remords, le chorégraphe a assemblé un groupe de quatre danseurs et deux danseuses. C’est le français Dominique Petit qui incarne sur scène le personnage de Gilgamesh. Il est saisissant ! À 68 ans, il conserve un physique d’athlète sans jamais pourtant venir gommer son âge. Les trois autres danseurs attisent les regrets de Gilgamesh. Aux corps très dissemblables, tous torses nus, ils jouent alternativement son double plus jeune ou ceux qu’il a rencontrés et reviennent comme des fantômes. Entourés de deux danseuses, le récit se développe dans un climat crépusculaire attisé par les lumières d’Aideen Malone et la scénographie composée de stèles noires de différents tailles.
Ces éléments du récit, Akram Khan les livre d’emblée dans la feuille de salle, comme s’il voulait que le public les évacue aussi vite et se concentre sur l’essentiel. Soit 80 minutes d’une danse magistrale, volcanique et formellement impeccable. Outwitting the Devil développe un vocabulaire en permanente transformation. Les séquences au sol sont d’une sophistication inouïe, les ensembles réglés sans la moindre scorie. Il va jusqu’à risquer des arabesques ou esquisser des pas de deux entre deux danseurs en jouant du contraste physique des interprètes. Il faut y ajouter ce travail des bras tout en moelleux et ces rondes infernales.
Akram Khan aujourd’hui ne se pose plus la question du style. Au fil des années et sa carrière, le chorégraphe a multiplié les collaborations avec Sidi Larbi Charkaoui, Israel Galván ou Sylvie Guillem. Il s’est même immergé dans la vie d’une compagnie classique pour revisiter Giselle. De ses rencontres artistiques nombreuses et diverses, Akram Khan a composé une esthétique multiple qui emprunte à tous les styles auxquels il s’est confronté sans jamais les copier. Contemporain, hip-hop, traditionnel ou folklorique et même classique, il peut tout revendiquer. Cet art puissant mais subtil saisit, transporte et permet de surmonter l’âpreté du propos. Car c’est de disparition qu’il s’agit : celles des morts, de la nature torturée par les hommes et du chaos final annoncé. Il n’y a rien d’optimiste ni de joyeux dans Outwitting the Devil, sauf à considérer que le remords de Gilgamesh pourrait faire figure de rédemption.
C’est dans la redoutable Cour d’Honneur du Palais des Papes que l’oeuvre a été créée consacrant un artiste majeur. Les photos dans les longs couloirs qui mènent à la salle du 13ème Art nous rappellent que c’est là qu’il fallait voir Outwitting the Devil. Sa translation dans ce théâtre de la Place d’Italie est une expérience pénible. Sa configuration calamiteuse, avec une scène qui n’est pas surélevée, cannibalise la scène et la scénographie est envahie par la forêt du public des premiers rangs, cachant ce qui se passe au sol. On ne peut que regretter que le 13ème Art soit aujourd’hui la nouvelle scène provisoire – mais peut-être pour longtemps ! – du Théâtre de la Ville. Il fallait bien tout le génie d’Akram Khan pour passer outre l’exaspération.
Outwitting The Devil d’Akram Khan par l’Akram Khan Company au 13ème Art dans le cadre de la saison du Théâtre de la Ville. Evec Ching-Ying Chien, Jasper Narvaez, Dominique Petit, James Vu Anh Pham, Mythili Prakash et Sam Asa Pratt – Lundi 16 septembre 2019. À voir en tournée toute cette saison.