Julien Favreau : “Je ne sais jamais dans quel état je serai pour la dernière phrase du Boléro”
Julien Favreau, soliste du Béjart Ballet Lausanne, remonte sur la table mythique du Boléro de Maurice Béjart sur la scène du merveilleux Opéra Royal de Versailles, du 8 au 11 novembre. Il reviendra interpréter ce ballet iconique au Palais des Congrès en février 2020. Avec Elisabet Ros, Julien Favreau est aujourd’hui l’un des seuls danseurs de la compagnie à avoir connu et travaillé avec Maurice Béjart. Repéré par le chorégraphe alors qu’il n’avait que 17 ans, il mène une carrière flamboyante, interprétant la plupart des grands rôles imaginés par Béjart. À quelques jours de cette reprise et alors qu’il était en répétition pour Le Presbytère, Julien Favreau a évoqué pour DALP ses souvenirs sur la table du Boléro, et plus généralement sa formidable carrière au sein du Béjart Ballet Lausanne.
Savez-vous combien de fois vous êtes monté sur la table du Boléro ?
Je n’ai pas vraiment compté. Mais je me rappelle de mon premier Boléro était à Aoste en Italie et c’était le 21 mai 2011. Gil Roman m’avait dit: “Je crois qu’il est temps que tu montes sur la table, c’est ton moment…”. C’était aussi le bon moment pour la compagnie car il y avait deux danseuses pour l’interpréter mais il n’y avait plus d’interprète masculin. Toutes les troupes qui ont le Boléro à leur répertoire ont en général un interprète et une interprète. L’on était de plus programmé à Paris pour début 2012 et Gil Roman me tester avant les représentations parisiennes. Il faut se roder pour le Boléro, c’est un gros morceau physiquement. Après ma première à Aoste, j’ai encore dansé ce ballet et quand je suis arrivé à Paris début 2012, j’étais prêt et j’ai pris beaucoup de plaisir.
À chaque fois, c’est quand même un gros challenge physique. Le Boléro, ce sont 16 minutes assez intenses, je ne sais jamais dans quel état je serai pour la dernière phrase. Si on démarre trop fort, au bout d’un moment, on est cuit et on n’a plus de jus pour les dernières minutes. Mais si on démarre trop doucement comme ça m’est arrivé, à la fin on ne réussit pas à donner tout ce que l’on veut, on est sur la réserve et c’est dommage. Combien de fois je l’ai dansé ? Vraiment, je ne sais pas mais j’ai eu la chance de la danser à Paris, au Bolchoï à Moscou, au Mariinsky à Saint-Petersbourg, à Tokyo. Récemment je l’ai dansé au Mexique, à Athènes au Théâtre Hérode Atticus sous l’Acropole, ce qui fut une expérience incroyable… J’ai eu la chance de le danser dans des endroits fabuleux et à chaque fois ça a été différent.
Dans quel état êtes-vous avant de monter sur la table ?
Le challenge est aussi mental parce que le Boléro, c’est un vrai casse-tête à mémoriser. Beaucoup d’interprètes utilisent une antisèche, soit un prompteur avec le nom des séquences qui défilent ou quelqu’un en coulisses qui fait glisser des panneaux. J’ai eu ça au tout début pour mes premiers Boléro. Elisabet Ros et moi-même, nous n’avons plus cela mais chaque Boléro exige une grande concentration. Alors je me re-mémorise les noms des séquences dans l’ordre et j’essaye de gérer cette énergie.
Et comment vous vous sentez quand le ballet est terminé, après la chute ?
Souvent je suis dans un état second. À la fin du Boléro, c’est le noir sur scène et dans la salle, puis la lumière se rallume, vous êtes debout, vous ne voyez rien, vous êtes aveuglé et il y a les danseurs autour qui vous font part de ce qu’ils ont ressenti, qui tapent sur la table. Je mets quelques minutes à comprendre ce qui se passe, à redescendre de cet état second. C’est à la fois une transe et un état de fatigue. Mais cela dépend aussi de quelle interprétation on veut donner à son Boléro.
Quelle est la votre, justement, d’interprétation ?
Dans un livre, Maurice Béjart explique que le Boléro est comme une mise à mort et la personne qui est sur la table sait dès le début qu’elle va mourir. Alors elle se dit que, quitte à mourir, autant jouer un peu avec cette mort. Ces danseurs autour, c’est comme une mâchoire : ils sont deux, puis quatre, puis huit, douze, seize et à la fin, cette mâchoire se referme sur cette table et c’est inévitable, c’est la mort. Dès le début, je me dis que je sais que je vais mourir et qu’il faut en jouer.
Quand j’ai commencé à répéter le Boléro, j’ai entendu Gil Roman dire que la chorégraphie se suffit à elle-même et j’avais entendu Maurice Béjart dire la même chose. Il ne faut donc pas trop en rajouter. Si on respecte l’oeuvre telle qu’elle est construite avec cette partition qui a une intensité énorme, si on respecte la chorégraphie, au bout d’un moment on va être fatigué, on va être obligé de se dépasser et du coup, ça va devenir naturel. Mais j’ai vu parfois des interprètes qui dès le début ajoutaient trop d’éléments et finalement cela perd de sa puissance. J’interprète enfin un Boléro masculin et je n’aime pas donner un côté sexuel mais un aspect sensuel au ballet. Quand c’est une femme sur la table, il peut y avoir ce sentiment sexuel. Il y a eu aussi des versions avec un homme entouré de femmes. Maurice Béjart a essayé plusieurs choses mais je crois que la meilleure version, ce sont des hommes entourant un homme ou une femme.
C’est une chorégraphie très compliquée à mémoriser. Il vous et arrivé d’en perdre le fil ?
Pour vous dire la vérité, cela m’est arrivé une ou deux fois ! Je me suis laissé partir, emporté, et je ne savais plus où j’étais. Je me suis appuyé sur la musique, j’ai regardé ce que faisaient les danseurs autour pour retrouver le fil. Cela demande une concentration maximum.
Vous êtes entré très jeune dans la compagnie et aujourd’hui, vous êtes un des plus anciens de la troupe avec Elisabet Ros. Est-ce que cela vous donne une position particulière ?
Nous sommes les deux dinosaures ! Nous sommes arrivés quasiment en même temps dans la compagnie. Je sortais de l’école et j’avais 17 ans. Elisabet Ros est arrivée quelques mois après, elle venait d’une autre compagnie en Belgique. Elle avait déjà une carrière et elle a eu un poste de soliste. Moi je faisais le corps de ballet. Maurice Béjart me disait d’apprendre ce pas de deux , et celui-là, et encore un autre. J’ai appris plein de pas de deux avec plein de partenaires, des pas de deux que je n’ai pas forcément dansés. Maurice Béjart voulait me former et vu ma grande taille, il pensait que je ferais un bon partenaire. Mais pour cela, il fallait que je pratique beaucoup. Je le remercie énormément parce que cela m’a apporté beaucoup dans ma carrière. Être un partenaire, danser avec quelqu’un, c’est quelque chose qui compte énormément pour moi, c’est quelque chose que j’aime, que j’ai aimé et que j’aime encore faire. Et j’espère que les danseuses ont aussi beaucoup de plaisir aussi à danser avec moi.
Et le fait d’être les deux seuls à avoir travaillé directement avec Maurice Béjart, c’est aussi une responsabilité ?
C’est vrai qu’Elisabet Ros et moi, nous avons une position particulière dans la compagnie : les jeunes regardent comment on aborde la chorégraphie. Ce que j’ai pu voir aussi, c’est que les jeunes exécutent très bien sans forcément comprendre parce qu’ils n’ont pas l’origine et le sens du mouvement, sa signification. Elisabet Ros et moi, nous avons travaillé de nombreuses années avec Maurice Béjart, donc nous avons cette chance de savoir quel est le sens profond et les nuances de chaque pas. Et il y avait un sens dans chaque geste que créait Maurice Béjart dans ses chorégraphies. En nous observant, les jeunes danseuses et danseurs de la compagnie voient tout cela, ils voient l’intensité, la signification. Et ils n’hésitent pas à nous demander.
De mon côté aussi, quand je vois un jeune qui est un peu en difficulté, qui fait très bien la chorégraphie mais qui n’a pas tout saisi, je n’hésite pas à transmettre aussi à mon tour ce que je sais et ce que j’ai entendu de la bouche de Maurice Béjart. Parfois il suffit juste d’un mot pour que le mouvement devienne juste. Quand on tend le bras, si on veut appeler quelqu’un, ce n’est pas la même chose que si on veut lancer quelque chose, ce n’est pas la même intention. C’est ce genre de détails que j’aime bien donner aux jeunes danseurs. La technique, c’est autre chose, c’est une affaire personnelle que l’on doit travailler selon ses forces et ses faiblesses. Il y a aujourd’hui des danseurs qui reprennent des rôles que j’ai dansés quand j’avais leur âge et je leur dis ce que l’on m’a dit à l’époque. Je trouve que c’est important qu’il y ait cette transmission au sein de la compagnie.
À ce sujet, on connait l’importance de Jorge Donn dans l’oeuvre de Maurice Béjart et on vous a souvent comparé à lui. Est-ce que son image vous a pesé ?
Cela m’a toujours fait un peu rire, parce que quand on a commencé à évoquer ce sujet, c’était souvent lancé comme une critique. Et je répondais que je ne l’avais pas connu, que je ne l’avais jamais vu danser. Je connaissais quelques photos et bien sûr le film de Claude Lelouch Les Uns et les Autres dans lequel Jorge Donn danse le Boléro. Mais quand je suis arrivé à Lausanne, je ne connaissais vraiment pas grand-chose de Maurice Béjart, de Jorge Donn, de Gil Roman. J’étais vraiment comme une page blanche. Et quand les gens ont commencé à parler de cela, je ne comprenais pas du tout. Même Maurice, à un certain moment, me disait de laisser pousser mes cheveux, d’être plus blond, et là, je me suis dit doucement ! Je n’ai pas envie d’être une copie, je veux juste être moi-même. Mais je ne peux pas dire que cela m’ait pesé. Ce que je peux dire, c’est que je n’ai jamais essayé de lui ressembler. J’essaye d’exprimer ce que je suis et ce qu’il y a au fond de moi. Après, il est possible qu’il y ait quelque chose chez moi qui artistiquement rappelle aux gens des émotions qu’ils ont éprouvées en voyant Jorge Donn.
Comment était Maurice Béjart en studio lorsqu’il créait ?
Maurice Béjart pouvait être très dur, très exigeant, parce qu’il avait en tête une image très définie du rôle. Ce n’était pas une question technique. Si un jour vous n’arriviez pas à faire des pirouettes ou un double saut de basque, Maurice disait toujours que ce n’était pas grave, que ça se travaillait. Mais il voulait voir tout de suite le personnage, il voulait voir l’univers, sentir le parfum du ballet. Pour nous les interprètes, ce n’était pas évident de comprendre tout de suite. Un jour, pour la création de Lumière, Maurice me dit : “Enfin Julien, c’est pourtant simple : ton personnage, c’est à la fois Louis XIV et Luis Mariano…“. Et vous avouerez qu’il y a quand même un pont énorme entre ces deux figures ! Mais je dois le remercier car il m’a guidé. Il me disait ce qu’il fallait écouter comme musique, lire comme livres, voir comme film. Il était très exigeant mais en dehors du studio, c’était comme un papa ! Et nous étions ses enfants et c’était plutôt agréable. On pouvait partager avec lui, lui poser des questions. Et on se rendait compte que c’était un grand monsieur avec une culture incroyable.
Et quand il est mort en 2007, est-ce que vous vous êtes posé la question de savoir si vous alliez rester dans la compagnie ?
Oui, je me suis posé la question. J’ai intégré la compagnie en 1995, cela faisait 12 ans que je dansais avec le Béjart Ballet. Je me suis demandé s’il fallait que j’aille vers d’autres choses, d’autres chorégraphes et d’autres compagnies où je pourrais faire plein de choses différentes avec un répertoire ouvert et varié. Mais je n’ai pas eu besoin de réfléchir longtemps. J’ai pris conscience que ma place était au sein du Béjart Ballet, même si je ne l’avais pas prévu. Artistiquement, le travail de Maurice Béjart correspondait à ce que je voulais faire et j’étais à ma place. Je ne pense pas que j’aurais pu faire une aussi belle carrière ailleurs. Je me suis dit que j’allais rester et que la meilleure façon de rendre hommage à Maurice Béjart, c’était de continuer à danser ses œuvres pour que le public les voit, avec des vrais “béjartiens”. Car au bout d’un moment, c’est inévitable : même si la jeune génération est excellente, il y a quelque chose qui va se perdre un petit peu. Gil Roman, de ce point de vue, fait un travail formidable : quand il remonte un ballet de Maurice Béjart, si c’est une oeuvre qu’il n’a pas dansée ou pas connue, il va chercher les images et les vidéos de la création, il fait appel à des gens extérieurs qui étaient là au moment de la création pour vraiment retrouver l’origine et le sens.
Pour Maurice Béjart, la chorégraphie, se fait à deux. Lui proposait quelque chose mais moi, il fallait aussi en retour que j’enrichisse, que je propose à mon tour.
Pourtant, c’est un peu par hasard si vous débarquez à Lausanne dans l’école de Maurice Béjart après vos années d’apprentissage à La Rochelle ?
Oui, j’étais l’élève de Colette Milner et j’ai décidé assez tard que je voulais devenir danseur. Sur ses conseils, j’ai passé le concours de l’école de Lausanne Rudra. Avant, j’avais passé celui de l’école de Marseille de Roland Petit où j’avais été admis. Il a fallu faire un choix et j’ai opté pour Lausanne. Tout est allé très vite ensuite. Au lieu de faire deux ans, je ne suis resté qu’une année à l’école RUDRA car à la fin de la première année, la secrétaire de Maurice Béjart m’a appelé pour me dire que dans deux semaines ,je devais intégrer la compagnie.À 17 ans, je débarque ainsi au Béjart Ballet. Et ça a été difficile au début parce que j’étais jeune, j’étais timide et je me trouvais au milieu de danseurs qui étaient là depuis de nombreuses années et qui connaissaient bien Maurice Béjart. J’arrivais dans un groupe et j’ai mis du temps à m’y adapter. Maurice l’a remarqué et au bout de quelques semaines, il m’a dit qu’il pensait qu’il avait fait une erreur, que c’était prématuré. Il m’a laissé quelques semaines pour prouver que j’avais ma place dans la compagnie. J’étais comme un petit bébé, je pleurais tout le temps dès que je n’arrivais pas à faire quelque chose…
Mais Maurice Béjart vous a très vite remarqué et distingué ?
Oui ! Il m’a fait un beau cadeau. Un jour, il est arrivé en studio pour dire qu’il allait faire une création sur les Lieder d’Alban Berg pour une danseuse et deux danseurs. Il avait déjà choisi Mercedes Villanueva et Alessio Silvestrin et tout les danseurs attendaient le nom du second danseur. Et là il dit : Julien… Et tout le monde me regarde. Quoi ? Lui, le petit bébé qui pleure tout le temps ?! Ce fut pour moi une chance et une opportunité incroyable car j’ai vraiment pu travailler avec Maurice Béjart. Et comme il le disait, la chorégraphie, elle se fait à deux, il y a un échange. Lui proposait quelque chose mais moi, il fallait aussi en retour que j’enrichisse, que je propose à mon tour. C’est comme cela que l’on a vraiment réussi à construire un joli pas de trois que l’on a dansé un peu partout.
Et Maurice a aussi réussi à me connaitre, à découvrir qui j’étais. Il y a une confiance qui s’est installée et il a commencé à me donner des rôles du répertoire. L’un des premiers grands rôles que j’ai dansés, ce fut l’Élu dans Le Sacre du Printemps. C’était tout de suite des gros challenges que j’ai su relever parce que Maurice Béjart était là pour me guider. Gil Roman aussi. Par exemple pour Le Presbytère, le danseur qui avait créé le rôle partait et il avait une vraie ressemblance physique avec Freddie Mercury. Maurice Béjart se demandait à qui donner le rôle et c’est Gil Roman qui lui a suggéré de me distribuer et de faire autre chose du personnage. Maurice Béjart est venu me voir et m’a dit : “Je ne veux pas voir Julien le danseur mais la rock star qui est en toi !…“. J’ai regardé des photos, des vidéos de Freddie Mercury. J’aimais aussi beaucoup George Michael ou Prince et j’ai essayé de faire un mix de tout cela.
Quels sont les grands rôles qui ont compté pour vous?
Evidemment le Freddy dans Ballet for Life, Boléro. Le Sacre du Printemps aussi, qui est un ballet très physique, qui vous casse, et Maurice était très exigeant par rapport à l’interprétation. Il répétait que l’Élu du Sacre était fort physiquement mais bête ! “Et toi quand tu danses, je n’arrive pas à voir que tu es bête ! On ne voit que le joli garçon blond aux yeux bleus et je ne veux plus voir ça ! “. Et c’était difficile pour moi. J’ai adoré aussi le rôle de l’Inspecteur dans Le Concours, Ce que l’Amour me dit, Serait-ce la mort... Cela rejoint ce dont nous parlions tout à l’heure : il y a beaucoup de rôles que Jorge Donn a dansés et que j’ai récupérés. Mais j’ai toujours cherché à faire ma version.
Il y a beaucoup de rôles que Jorge Donn a dansés et que j’ai récupérés. Mais j’ai toujours cherché à faire ma version.
Danser au Béjart Ballet Lausanne, c’est être quasiment en permanence en tournée. Cela vous a pesé ou vous appréciez ces voyages perpétuels ?
J’ai grandi comme ça. Et après 25 ans de carrière dans la compagnie, quand on me demande si je suis pas fatigué de toutes ces tournées, je réponds que finalement : non ! C’est une vie que j’aime encore, qui me correspond et j’ai envie d’en profiter encore un petit peu. Je danse un peu moins qu’avant parce que je vais avoir 42 ans cette année. Si j’était à l’Opéra de Paris, ce serait l’année de ma retraite ! Je préfère faire moins mais continuer à donner le maximum et durer encore un petit peu…
Le Béjart Ballet Lausanne à l’Opéra Royal de Versailles du 8 au 11 novembre. Tous les hommes presque toujours s’imaginent de Gil Roman – Brel et Barbara et Boléro de Maurice Béjart (avec Elisabeth Ros les 8 et 10 novembre et Julien Favreau les 9 et 11 novembre.