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Wendy Whelan et Maya Beiser : “The Day est une pièce à l’énergie très féminine”

The Day, spectacle créé il y a six mois aux État-Unis et co-produit par le Théâtre de la Ville, passe par l’Espace Cardin jusqu’au 6 février. Et c’est une occasion unique de voir des artistes exceptionnelles : la violoncelliste virtuose Maya Beiser avec l’ancienne Principal du New York City Ballet Wendy Whelan (aujourd’hui directrice associée de la compagnie) dans une chorégraphie de Lucinda Childs et sur la partitions de David Lang. The Day fait référence à ces événements qui nous marquent définitivement, collectivement, comme les attentats du 11 septembre à New York ou de manière plus intime. À la fois litanie et transe, c’est un poème chorégraphique d’une grande intensité défendu par un trio de femmes. DALP a rencontré Wendy Whelan et Maya Beiser pour évoquer la genèse de cette pièce et son importance dans leurs carrières respectives

Maya Beiser et Wendy Whelan – The Day

Comment est née ce spectacle ? Quelle en est l’origine ?

Maya Beiser : Tout a démarré avec la musique. En fait, la seconde partie du spectacle est la première pièce qui a été écrite. Elle s’appelle World to Come. C’était une commande du Carnegie Hall à New York. Ils m’avaient demandé de faire toute une soirée de solos de violoncelle. Il y avait plusieurs compositeurs : Steve Reich, Philip Glass et David Lang. Ce dernier est un ami très proche. C’était ma première commande importante de David. Il a écrit une longue pièce de 30 minutes.

 

Cette pièce est fortement liée aux attentats du 11 septembre. Pouvez-vous nous raconter pourquoi ?

M.B. : Nous avons commencé à travailler sur cette partition en septembre 2001 et le 11 septembre est arrivé. David vit downtown à New York, tout près des tours jumelles. Il a tout vu, il était dehors avec ses jeunes enfants quand les avions ont heurté les tours. Je n’étais pas loin non plus avec mes enfants, c’était un peu fou comme atmosphère. Et puis il y a eu toute cette période après le 11 septembre où des gens erraient à travers la ville cherchant leurs proches. 3.000 personnes avaient disparu. Leurs corps aussi ont disparu car l’on ne retrouvait pas leurs dépouilles. David et moi sommes tous les les deux juifs mais David est plus religieux que moi. Et dans la tradition juive, il y a cette chose importante à propos du corps et de ce qui arrive au corps et à l’âme. Vous êtes censés prendre soin du corps après la mort parce que la croyance est que l’âme reste à l’intérieur du corps durant plusieurs jours avant de s’en échapper pour l’au-delà et vivre pour l’éternité. C’était une chose très étrange qu’il n’y ait pas de corps : ces gens ont simplement disparu, ils ont pris le train ou leur voiture le matin, sont allés travailler et quelques heures plus tard, ils n’étaient plus là. 

 

Et comment cela se traduit-il dans la structure de l’oeuvre ?

M.B. : Il y a le violoncelle et les voix. Tout est abstrait, mais musicalement, le violoncelle représente le corps et les voix représentent l’âme. J’ai joué cette pièce de nombreuses fois, c’était l’un de mes morceaux favoris.

 

Comment Wendy Whelan est-elle arrivée sur ce projet ? 

M.B. : Le chorégraphe Pontus Lidberg a créé un film pour cette musique en 2010. Il avait choisi Wendy Whelan pour ce film et c’est comme cela que nous nous sommes rencontrées. Et j’ai été transporté par son travail artistique. En 2016, nous avons évoqué avec David Lang l’idée de créer un “préquel” à World to Come. Ce préquel aurait pour sujet la vie, et d’une certaine manière, incorporer la vie de tous ces gens et l’idée du souvenir que nous gardons. David Lang posté sur le net cette phrase : “Je me souviens du jour où...“. Et il a reçu plus de 3.000 réponses de gens très différents du monde entier. Il a fait une sorte de catalogue par ordre alphabétique. Le texte est donc une répétition de cette phrase. Il arrive toutes les six secondes comme un battement de coeur, cette première demi-heure est donc comme une longe méditation. Sur tout cela, il y a la mélodie jouée par le violoncelle solo, basée sur les mêmes notes très simples qui sont sans cesse répétées mais jamais de la même manière. Comme j’enregistrais cette pièce pour un album il y a deux ans, j’ai eu cette image d’un danseur, je me suis dit que ce serait vraiment intéressant d’avoir une danseuse, une femme qui puisse incarner toutes ces choses, de créer un duo, un dialogue. J’ai tout de suite pensé à Wendy Whelan et je ne savais pas si elle était libre mais je l’ai appelée…

Wendy Whelan : Et j’étais libre….Et j’étais excité. J’avais quitté le New York City Ballet en 2014 et j’avais commencé à travailler de manière indépendante en construisant des collaborations avec d’autres artistes. En fait, je commençais à faire ce que Maya faisait depuis longtemps, à savoir créer ces collaborations artistiques. J’avais déjà réalisé quatre ou cinq pièces en présentant des oeuvres de différents chorégraphes et de la musique en direct, j’avais fait des tournées. Et mon dernier projet n’avait pu aboutir. Alors que je me demandais ce que j’allais faire, Maya a appelé. Je me suis immédiatement dit que ce serait un incroyable collaboration. La musique est un vrai challenge. Je connaissais la seconde partie car elle est dans le film de Pontus Lidberg et j’avais travaillé dessus. Je comprenais cette musique en tant que danseuse, mais pas en tant que musicienne. Et je ne savais pas comment compter à l’intérieur de cette partition. Maya a beaucoup travaillé pour monter cette coproduction avec des gens qui avaient envie de travailler avec nous. Nous avions une liste de chorégraphes, et dès que j’ai vu le nom de Lucinda Childs, j’ai pensé qu’elle serait parfaite pour ce projet. J’ai toujours voulu travailler avec elle et c’était peut-être la bonne opportunité. Je voyais ce trio de femmes. Nous avons toutes les trois plus de 50 ans, toutes les les trois nous avions construit des carrières et nous avons été très inspirées les unes par les autres. Avec l’idée de porter haut une idée d’artistes féminines. Nous avons aussi chois une scénographe femme, Sara Brown, une costumière Karen Young, une éclairagiste Natasha Katz. Il y a aussi quelques hommes et ils sont charmants, nous les aimons tous, mais c’est une pièce à l’énergie très féminine et elle s’est construite sur cette collaboration entre nous, elle évolue aussi dans cet esprit-là.

 

Avez-vous tout de suite évoqué le 11 septembre quand vous avez décidé de travailler ensemble ?

M.B.: Nous ne pouvions pas l’éviter mais la pièce n’allait pas être bâtie autour du 11 septembre. D’une certaine manière aux États-Unis, et particulièrement à New York, toute création depuis le 11 septembre est forcément nourrie par ce background. C’est tellement monumental.

W.W. : Ça nous a changé.

M.B. : Et c’est cela dont il s’agit, à savoir qu’il y a des événements que l’on ne peut pas oublier et nous savons exactement où nous étions quand ils se sont produits. Les gens se souviennent ou se souviennent d’autres événements monumentaux de leurs propres vies.

 

Pourquoi teniez-vous à Lucinda Childs ?

W.W. : Je savais qu’elle a cette formidable intelligence qui convenait parfaitement à une pièce de cette envergure car c’est plus que de la danse, plus que du théâtre, plus que de la musique. Cela incorpore tellement d’aspects différents. Et Lucinda a un esprit que je peux saisir, sur lequel je peux m’appuyer. C’est un artiste incroyable.

M.B. : Pour moi,c’était aussi un choix important. j’ai beaucoup travaillé avec Philip Glass, Lucinda est également très proche de lui. Je ne la connaissais pas mais je connaissais son travail. J’étais aussi totalement séduite par l’idée d’ajouter une autre collaboration féminine. Elle  a plus de  70 ans  et elle est tellement pleine d’énergie que c’en est incroyable. Et il n’y avait personne de plus approprié que Lucinda pour comprendre les multiples facettes cette pièce qui se veut une oeuvre d’art dans laquelle danse, musique, théâtre sont mêlés.

Maya Beiser et Wendy Whelan – The Day

Comment Lucinda Childs a mené sa chorégraphie ? 

M.B : Lucinda Childs est une personne  brillante en générale et une superbe chorégraphe. Elle a choisi de chorégraphier la seconde partie où il n’y pas de texte, car c’était sans doute plus complexe de débuter par la première partie avec ces textes liés à ce jour-là.

W.W. : Elle venait tous les jours avec de petit morceaux de papiers, des serviettes où elle avait tout écrit. Elle m’a énormément aidé à comprendre la musique et sa construction pour la chorégraphie. Elle m’a aidée à identifier les différentes parties comme le diagramme d’une maison : plus clair ici, plus sombre là. Elle m’expliquait ce qui était en jeu à l’intérieur de la musique. Nous avons laissé Lucinda aller là où elle avait besoin d’aller, là où elle voulait aller, quand elle voulait y aller et elle a orienté l’énergie de la pièce en nous incorporant Maya et moi comme artistes, en nous laissant aussi beaucoup de liberté. Maya et Lucinda ont eu de nombreuses conversations sur la direction du travail. Elle me livrait ses paramètres, mais à l’intérieur de ces paramètres, j’étais absolument libre d’improviser avec les accessoires. En sachant bien sur ce qui lui plaisait et ce qui pouvait fonctionner et ainsi de cette manière, je pouvais aussi orienter la pièce et c’était très excitant.

 

Comment s’est déroulé le processus de création ? Vous étiez toujours ensemble toutes les trois dans le studio ?

W:W. : Depuis le 1er jour ! Maya jouait la musique en direct tous les jours alors qu’habituellement aucun musicien ne fait cela. C’est en soi un don extraordinaire. Elle se mélangeait à la chorégraphie et avait le désir, je crois, d’être aussi centrale qu’elle l’est pour la chorégraphie.

M.B. : Pour moi, il était très important d’être là dès le début. J’ai joué cette pièce tellement de fois, je ne voulais pas juste la répéter, je voulais créer quelque chose de nouveau. Donc je voulais être là et travailler avec Wendy et Lucinda. C’était en fait c’était comme démarrer dans un nouveau lieu, comme si je ne connaissais pas la pièce, comme une re-création. C’est ce qui s’est passé et c’était formidable. On a commencé au Centre Baryshnikov à New York pendant dix jours.

W:W. : Oui, on était dans le studio de Misha, il nous a offert son studio privé car il est fan de Lucinda !

M.B. : Et de toi aussi…

W.W. : Et des femmes en général (rires…)

 

Et dès le début, il était acquis que vous serez toutes les deux sur scène ?

M.M. : Oui, dès le premier jour ! Lucinda est arrivée avec cette idée qu’il y aurait deux niveaux sur scène et une rampe, et que je serai sur la rampe lors de la première partie. Que Wendy serait sur une chaise de l’autre côté, et que nous échangerions lors de la seconde partie.

W;W. : Comme deux énergies séparées !

 

Vous aviez déjà dansé sur scène avec un ou une violoncelliste ?

W.W. : Oui mais jamais à ce degré d’intensité et avec une collaboratrice de ce niveau.

 

Et quelle est la sensation quand vous êtes sur scène toutes les deux ?

W.W. : On en a beaucoup discuté depuis que l’on joue cette pièce. Cela fait six mois, et à chaque fois, on la comprend mieux, elle s’ouvre davantage, on révèle de plus en plus l’essence de l’oeuvre et ce n’est plus entre nos mains. On laisse juste les choses arriver. On a plaisir à faire ce voyage et ce que cette pièce fait pour nous. Nous sommes arrivées à une zone où, sans même nous regarder, Maya comprend ce que je fais et elle saisit mon énergie. Et pourtant chacun est dans son propre monde. C’est vraiment excitant.

M.B. : Pour moi, c’est formidable de partager la scène, car le plus souvent, je suis seule sur le plateau comme une sorte de transe. Et avec Wendy, c’est aussi une transe, mais avec une autre personne. Elle a une énergie énorme. Nous sommes toutes les deux des bêtes de scène. C’est un dialogue constant bien que ce soit la même musique. Pour moi, il n’y a pas beaucoup d’improvisation, davantage pour Wendy, mais cela dit, ce n’est jamais pareil. C‘est comme une méditation d’une heure et c’est chaque fois plus satisfaisant.

W.W. : Parfois, j’ai l’impression qu’elle improvise bien que ce ne soit pas le cas, simplement parce que l’énergie est différente. Parfois les gens demandent si on répète avant chaque représentation. Non ! Je connais la pièce parfaitement, je m’échauffe et je laisse les choses arriver, c’est vivant et nous connaissons chacune notre art et aussi comment ils fonctionnent ensemble.

 

Wendy, vous aimez ce nouveau chapitre de votre carrière où vous êtes avec des chorégraphes vivants avec lesquels vous pouvez échanger ?

Vous savez, ma toute première représentation d’un  ballet de George Balanchine fut le jour de sa mort,le 30 avril 1983. Il est mort le matin et j’étais sur scène le soir dans le spectacle de la School of American Ballet qu’il avait créée. J’ai su que je ne saurais jamais s’il aurait apprécié la manière dont je dansais son oeuvre, ce qu’il m’aurait dit, quels étaient mes problèmes, ce qu’il aurait aimé et moins aimé. Cela m’a suivi durant ma carrière. J’ai travaillé 12 ans avec Jerome Robbins de manière très étroite et il m’a tellement donné afin d’améliorer mon sens artistique et ouvert à de nouvelles idées. Je sais profondément qu’il aurait approuvé mes expériences avec de nouveaux artistes parce qu’il était ainsi. Et puis j’ai eu ce connexions avec de jeunes chorégraphes tels que Christopher Wheeldon ou Alexeï Ratmanski. Et je sais que c’est là que je suis à mon meilleur, avec un ou une chorégraphe vivante, et d’être une boite ouverte pour eux en incorporant mon expérience car j’ai beaucoup d’expérience. Ils pouvaient l’utiliser et c’était une force pour eux et nous pouvions découvrir des choses ensemble. J’ai toujours aimé travaillé avec des chorégraphes car vous savez réellement ce qu’ils ou elles veulent et je me sens plus comblée.

 

Vous venez de prendre la direction associée du New York City Ballet avec Jonathan Staffor. Qu’est ce qui vous a fait accepté le poste ?

J’y ai dansé durant 30 ans, je connais la compagnie de l’intérieur. Je connais ses forces.  Et j’ai senti que, en tant que femme de 51 ans qui a eu aussi cette expérience en dehors de la compagnie, et parce que j’aime aussi justement aller vers des choses nouvelles tout en ayant une grande connaissance du répertoire du NYCB, j’étais la bonne personne à ce moment précis. J’ai une bonne énergie je crois et de bonnes relations avec les danseurs et danseuses. Et c’est ce dont on avait besoin le New York City Ballet. Je veux donner ma force à cette mission car j’aime profondément cette compagnie.

Wendy Whelan et Maya Beiser – The Day

The Day de Maya Baiser (violoncelle) Wendy Whelan (danse), Lucinda Childs (chorégraphie) et David Lang (musique). À l’Espace Cardin avec le Théâtre de la Ville jusqu’au 6 février.

 




 

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