En répétition – Angelin Preljocaj vers les rives ensorcelées du Lac des Cygnes
Comme toutes les compagnies de danse à travers le monde, celle d’Angelin Preljocaj a vécu un arrêt brutal et forcé cette saison. Le grand bâtiment du Pavillon Noir, qui accueille danseuses et danseurs, est resté porte close durant de longues semaines, risquant de mettre en péril les créations à venir. Pas question pourtant de se laisser dicter sa loi par un méchant virus ! La compagnie a repris dès que possible le chemin des studios dans le respect strict des mesures sanitaires, afin de pouvoir retrouver la scène et le public. Pour conjuguer ces deux objectifs qui sont une respiration indispensable pour les artistes, Angelin Preljocaj a décidé cet été d’ouvrir les répétitions de sa nouvelle création, rien moins qu’une relecture du Lac des Cygnes. Quittant ses studios habituels, c’est sur la scène magique du Théâtre de l’Archevêché que le chorégraphe a durant plusieurs jours bâti avec sa compagnie les premières esquisses de son ballet. Une expérience passionnante où prennent naissance devant nous les phrases chorégraphiques qui s’assembleront pour constituer Le Lac des Cygnes.
En cette fin de mois de juillet, dans Aix-en-Provence écrasée de chaleur, il y a comme une excitation dans l’air, sur scène et dans le public savamment organisé pour respecter la distanciation physique. On sent l’avidité de chacun.e de se retrouver enfin dans un théâtre. Et dehors, une longue file de personnes guette d’éventuels désistements pour assister à ce moment rare. Les 26 danseuses et danseurs du Ballet Preljocaj arrivent pour s’échauffer avant de se retrouver enfin sur scène, face à un public. Toutes et tous ont vécu diversement cet arrêt en plein vol. Baptiste Coissieu, l’un des plus anciens de la compagnie, a préféré voir le bon côté des choses. “Cela m’a permis de me reposer et de soigner les blessures. Donc au fond, je n’étais pas mécontent de m’arrêter même si ce ne furent pas des vacances. Je n’ai pas réussi à prendre des cours de danse par zoom mais je faisais des exercices de renforcement musculaire, des abdominaux. J’ai fait aussi beaucoup de pâtisseries (rires…). J’attaque ma 13ème année avec Angelin, cette pause forcée m’a donc fait du bien. Mais c’est un bonheur de retrouver l’odeur du tapis, les coulisses et le studio“. Isabel Garcia López, jeune recrue de la troupe d’origine espagnole, a dû rentrer précipitamment à Aix-en-Provence avec la compagnie : “J’étais aussi sur la tournée avec Winterreise et c’était décevant de devoir tout quitter , surtout que l’on n’ignorait que ça allait être aussi long ! Je me suis entrainée mais pas autant qu’au Pavillon Noir et j’en ai profité pour faire des choses que je n’ai pas le temps de faire d’habitude : lire, peindre, jardiner…“. Le 11 juin, les classes ont repris progressivement pour réhabituer le corps au travail quotidien, étape indispensable avec de se lancer dans une création qui requiert de chacun d’être au maximum de ses moyens physiques.
Le confinement ! Expérience unique pour tout le monde, un monde mis sous cloche, des villes qui se vident, des théâtres qui ferment, des tournées qui s’interrompent et des questions sans réponse. Quand pourra-t-on reprendre le travail et dans quelles conditions ? “J’étais en Nouvelle Zélande où nous présentions Blanche-Neige et il a fallu tout interrompre et rentrer”, explique Angelin Preljocaj. J’étais triste bien sûr mais je me projetais déjà ailleurs. Et je me suis dit qu’il fallait mettre à profit ce temps pour approfondir les fondations dramaturgiques de ce Lac des Cygnes. J’ai beaucoup travaillé à la table comme on dit. Et comme il y avait beaucoup de temps, je me suis remis à la lecture d’À la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust. Et j’y ai trouvé beaucoup de références au Lac des Cygnes : Swan bien sûr, mais aussi sa maîtresse qui s’appelle Odette. On sent que Marcel Proust connaissait Le Lac des Cygnes, j’en suis convaincu“, confie le chorégraphe. Avec un mois et demi de retard dû au confinement, il n’y avait plus une minute à perdre. Cette proposition de créer devant le public est aussi un moyen de rattraper le temps, pas tout à fait perdu puisqu’il aura permis avec cette parenthèse de réfléchir à l’avenir et d’articuler de nouvelles méthodes pour cohabiter avec la pandémie, sans rien renier de ses exigences artistiques.
Pour ce Lac des Cygnes, Angelin Preljocaj n’a pas dérogé à sa méthode habituelle. “Je me mets en perfusion avec la musique“. Même s’il y a a un paradoxe fascinant : si l’on ne doute pas que le chorégraphe connaisse chaque mesure de la partition de Tchaïkovsky, c’est en silence qu’il invente.
Sur scène, treize couples comme autant de pas de deux en devenir. Angelin Preljocaj arrive sans notes, les mains libres, sans avoir déterminé à l’avance la chorégraphie qui va se créer devant nous. Certes, il a dans sa besace une infinité de gestes, d’idées, de références mais rien n’est encore écrit. “J’écoute la musique en boucle pour en être totalement imprégné mais il n’y a pas un geste, pas un pas qui existait…“. On pressent l’attention suprême des danseuses et des danseurs alors qu’Angelin Preljocaj démarre la répétition. Il montre tout, chaque moment et c’est l’autre plaisir volé de cette répétition publique : voir le danseur Preljocaj toujours affuté, précis, profondément musical jusque dans le silence qui scande son geste. Les hommes sont allongés à terre, les femmes font tourner leur tête et ils s’élèvent, se redressent. Il n’y a pour le moment que des bribes et rien qui ne semble encore bien articulé. Mais dans ce processus continu, on voit tout à coup se construire la phrase chorégraphique. Les 26 danseuses et danseurs absorbent les consignes instantanément. “Je ne pourrai pas faire ce travail de répétition publique avec une autre compagnie. C’est ma compagnie, ils sont totalement réactifs, c’est comme des Stradivarius. Je sais qu’ils vont rendre intéressantes mes propositions. Je joue de ces interprètes et ils jouent de moi…”.
Cette osmose transparait à chaque instant : pas un moment sans une concentration pleine et entière, ce qui n’exclut pas les rires et la bonne humeur. On ne peut s’empêcher de tenter de deviner quelle partie du Lac des Cygnes est en train de prendre forme devant nous. L’absence de musique induit paradoxalement un surcroît de musicalité, obligeant à aller puiser dans tous les recoins de son corps l’articulation qui convient. Même sans partition, on ressent l’écho de Marius Petipa et Lev Ivanov, les deux créateurs de la chorégraphie originelle au Mariinsky de Saint-Pétersbourg, non pas dans l’utilisation du vocabulaire académique qui n’est pas celui d’Angelin Preljocaj mais dans la construction d’une narration à travers les gestes et les pas. Quelque chose se dit ainsi sur la scène de l’Archevêché, une histoire entre un homme et une femme ou un Prince et un Cygne.
Et en moins de deux heures, une séquence qui paraissait balbutiante est désormais construite. C’est le moment où Angelin Preljocaj introduit la musique avec la promesse de rompre enfin le suspense : où en sommes-nous de l’histoire ? Mais c’est Daft Punk qui résonne ! On est là à mille lieues du romantisme russe de Tchaïkovsky, mais cette musique se fond miraculeusement dans la chorégraphie qui, à ce moment là de la répétition, devient fluide, incarnée et pourtant éthérée. Car Daft Punk n’était qu’un leurre, une étape nécessaire pour s’assurer de la cohérence de la séquence qui va enfin se conjuguer avec la musique. Surgit alors comme une évidence : l’adage du deuxième acte, ce moment de bascule du ballet où Odette et le Prince se disent leur amour.
L’expérience est fascinante. On n’a que peu l’occasion d’entrer dans cette arrière-cuisine pour voir comment le plat va se composer. Et nous voilà plongés au coeur du travail d’Angelin Preljocaj avec le sentiment d’avoir le privilège d’être les témoins de ce processus créatif. Si le chorégraphe a pris la parole pour présenter son projet, il est clair que très vite, il en vint à oublier que le public était là. On quitte à regret le Théâtre de l’Archevêché tant on voudrait en voir davantage. Patience ! Le Lac des Cygnes selon Angelin Preljocaj sera bientôt en tournée.
Répétition publique du Lac des Cygnes – Théâtre de l’Archevêché Aix-en Provence – 30 juillet 2020.
Création le 7 octobre à la Comédie Comédie de Clermont-Ferrand jusqu’au 14 octobre 2020. À voir en tournée : Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence du 27 au 31 octobre 2020 ; Festival Diaghilev, Baltic House Theater, Saint-Pétersbourg (Russie) 12 et 13 novembre 2020 ; Festspielhaus St Pölten (Autriche) 21 et 22 novembre 2020 (avec orchestre) ; Chaillot – Théâtre national de la Danse, Paris Du 12 décembre 2020 au 21 janvier 2021 ; La Faïencerie de Creil 26 et 27 janvier 2021 ; Palais des Festivals de Cannes 30 janvier 2021 ; L’Archipel, Perpignan 02 et 03 février 2021 ; Le Forum de Fréjus 06 et 07 février 2021 ; Opéra de Massy 11 et 12 février 2021 – Théâtre Olympia, Arcachon 23 et 24 février 2021 ; Biennale de la danse de Lyon, Maison de la danse, Lyon Du 27 mai au 03 juin 2021…