Rencontre avec Oksana Kucheruk, Danseuse Étoile du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, pour ses adieux à la scène
Après 16 ans de carrière en tant qu’Étoile du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, Oksana Kucheruk tire sa révérence lors de la soirée Peck/Robbins, à 42 ans, avec notamment The Concert de Jerome Robbins. Formée à l’École Nationale de Danse de Kiev, passée pendant neuf ans au Ballet Mikhailovsky, Oksana Kucheruk est arrivée en 2005 à Bordeaux et a été l’une des grandes Étoiles de Charls Jude. Elle nous raconte ses souvenirs d’une carrière entre France et Russie.
Comment tout d’abord s’est passée la rentrée du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, après des mois sans scène ?
C’est un sentiment étrange, cela faisait si longtemps que nous n’avions pas été en scène avec un public devant nous ! Mais il avait une très bonne ambiance, une belle énergie très agréable venant de la salle. Le stress bien sûr était là : mais comment allait se passer cette nouvelle première rencontre ? Mais tout était chaleureux, nous étions tous contents de nous retrouver sur scène. Dans le monde entier, ce qui se passe dans le monde de l’art avec la crise sanitaire est catastrophique. Et nous, nous avons la chance de continuer, de pouvoir reprendre nos spectacles. Nous avons des tests chaque mardi. Chaque fois, nous attendons avec angoisse les résultats et être sûrs que personne n’est positif. Malgré tout, nous sommes sur scène.
Quels sont vos sentiments à l’heure de penser à vos adieux à la scène ?
Avec cette pandémie, j’ai appris beaucoup de choses. Nous sommes tous dans une situation incontrôlable. Ce n’est donc pas la peine d’être nerveuse. Si je dois être sur scène le 22 octobre (ndlr : l’interview a eu lieu quelques jours avant ses adieux), je serai très heureuse. Sinon, j’ai pris ma décision de partir tout de même. Je croise les doigts. Je ne comprends pas ce qui va se passer le 22 octobre. Toutes les émotions vont y passer. Aujourd’hui, je suis dans le travail, je n’arrive pas forcément à comprendre qu’il s’agit de mes derniers jours en scène. C’est après que cela risque d’être plus dur.
Vous auriez dû partir sur La Sylphide la saison dernière. Ce programme autour de Justin PecK et Jerome Robbins est très différent. Cela vous convient comme programme d’adieux ?
À vrai dire, je rêvais de partir avec un ballet plein d’humour, où l’on rit ! Souvent, l’on part avec des ballets tragiques. Partir sur de l’humour de The Concert, ça change ! Je fais aussi ma prise de rôle dans In the night de Jerome Robbins, je rêvais de danser ce ballet, sur la musique de mon compositeur préféré, Chopin. j’ai donc appris jusqu’au bout. Pour moi, c’est une soirée idéale, je suis heureuse de partir sur ces trois ballets si différents.
Pourquoi choisir de partir maintenant ?
Je suis très dure avec moi-même. Je voulais partir en forme, que l’on se dise en me voyant en scène : “Mais pourquoi elle part ?“, plutôt que de penser que c’est la saison de trop. Et puis il y a eu ma blessure, qui se cumule depuis des années, et qui m’a empêché de danser La Fille mal gardée. Parfois, on a l’envie de continuer et de se battre avec son corps. Et parfois non, on ne veut pas se demander chaque matin comment l’on va pouvoir faire son premier pas.
Charles Jude, l’ancien directeur du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, vous a fait venir en 2004 en tant qu’artiste invitée, avec Roman Mikhalev, alors que vous dansiez au Ballet Mikhailovsky. Quels souvenirs gardez-vous de ces premiers moments à Bordeaux ?
Nous avons rencontré Charles Jude pendant un gala au Japon. Il nous a d’abord fait venir comme invité, pour voir comment nous étions dans le travail, sur Coppélia. Puis il m’a de nouveau invitée avant de me proposer un contrat permanent. Nous étions dans le bon timing. J’aime beaucoup l’école française et je voulais apprendre ce style. Je ne parlais quasiment pas français, un petit peu anglais. Tout était nouveau, tout changeait dans ma tête, dans la manière de travailler, d’écouter Heureusement que les pas de la danse sont en français ! Et nous avons été accueillis comme des rois. On découvrait cette si belle ville de Bordeaux, on a découvert le vin, de nouveaux amis. C’était comme une deuxième vie et c’était le paradis. Je me suis vite dit que c’était là que je voudrais venir travailler et vivre. Finalement, j’ai passé plus de temps au Ballet de l’Opéra de Bordeaux (16 ans) qu’au Ballet Mikhailovsky (9 ans).
Et comment se fond-on dans l’école française quand on vient de l’école russe ?
L’école française a ce merveilleux travail de pied, peut-être le meilleur, avec toujours ce côté chic, cette présentation en scène. Mais quand je suis arrivée à Bordeaux, j’ai eu envie de faire un peu le mélange avec la danse russe. Je ne peux pas enlever mes années d’études en Ukraine et en Russie. Cette école qui est dans notre corps, qui nous forme de nos 10 à 18 ans, elle reste jusqu’à la mort. Et je me disais que le mélange pourrait être pas mal. Pour moi, il n’y a pas de meilleure école au monde. J’essaye plutôt de trouver ce qui va m’aider à danser en scène. J’aime le travail du pied de l’école française, le lyrisme de l’école russe, aussi l’énergie américaine que j’adore aussi.
Quels grands souvenirs gardez-vous de vos années au Ballet de l’Opéra de Bordeaux ?
Quand le public nous voit sur scène, si légère, il n’imagine pas que ce n’est pas tous les matins comme ça. Il y a la fatigue, les problèmes personnels aussi. Mais c’est la magie de la musique, de la transformation : on arrive au théâtre, on se maquille, on se prépare, on met les pointes, on écoute les premières notes de la musique… Et on se dit : “Ce soir, je suis Giselle. Ou Aurore. Ou Odette“. Alors je ne peux pas choisir un rôle en particulier. Tous les rôles que l’on prépare pendant 3-4 semaines deviennent comme nos enfants : on ne peut pas en préférer un ! Idem pour les chorégraphes actuels, j’ai adoré travailler avec tout le monde. Il y a différents styles, demandes, regards, qualités demandées, et j’ai essayé à chaque fois de me fondre dans ce style-là. J’aime bouger et voir des choses de nouveau.
Il y a par contre les rôles que je n’ai pas dansés, je pense à Nikiya dans La Bayadère. Ou les moments durs, comme ma blessure de 2009. Charles Jude a voulu monter Roméo et Juliette pour moi, et je me suis cassé le pied dès les premiers jours de répétition. Je suis très forte, je me suis dit que ce n’était pas le moment. J’ai appris le français, l’espagnol, j’ai fait plein de choses pour ne pas penser à ça. Un an plus tard, quand il a reprogrammé ce ballet et que j’ai pu le danser, j’ai senti que ce Roméo et Juliette était vraiment un ballet créé pour moi, la chorégraphie s’est ancrée si fort dans mon corps !
Tous les rôles que l’on prépare pendant 3-4 semaines deviennent comme nos enfants : on ne peut pas en préférer un !
Charles Jude a marqué votre carrière à Bordeaux. Comment se sont passées vos dernières années sous la direction d’Éric Quilleré ?
Je n’ai eu aucun problème. J’ai mon caractère, on n’oublie pas que je viens de Russie et d’Ukraine ! Mais cela fait partie de mon personnage. Éric Quilleré voit que je travaille chaque jour comme si c’était le dernier, pour moi, cela n’a rien changé. Il a un peu changé le répertoire, on a montré des ballets d’Angelin Preljocaj, La Fille mal gardée, tout en gardant les ballets classiques. Ce sont des ballets qui ne mourront jamais.
Pour la suite, vers quoi vous dirigez-vous ? Allez-vous rester sur Bordeaux ?
J’adore la ville de Bordeaux. C’est ici que j’ai trouvé mon mari (ndlr : Igor Yebra, directeur du Ballet Nacional del Sodre en Uruguay), ma fille qui a 5 ans y est née. Bordeaux reste dans mon coeur et il y a eu plus de soleil que de nuages pendant toutes ces années. Pour le moment, je reste ici. Je travaille à ma reconversion autour de la danse. J’aimerais partager toute mon expérience pour donner des cours ou travailler en répétition.
Une nouvelle génération de solistes est en train d’arriver à Bordeaux, notamment Riku Ota qui a été nommé Premier danseur lors de la première du programme Peck/Robbins. Quels conseils pouvez-vous leur donner ?
Arriver en haut, c’est parfois facile. Ce qui est dur, c’est d’y rester. Il faut pour cela avoir beaucoup de stabilité, artistique et morale. C’est ça qui fait un grand artiste : garder un haut niveau. Il faut toujours travailler, ne jamais lâcher. Notre carrière est tellement courte ! On pense qu’on a le temps au début, mais cela passe à tout vitesse. Alors il faut profiter et tout donner, chaque jour, chaque minute, chaque seconde. On ne peut pas s’économiser sur scène. Peut-être qu’il y a dans la salle quelqu’un qui voit de la danse pour la première fois de sa vie. Et que c’est grâce à nous qu’il va aimer la danse. Chaque spectacle doit être dansé comme le dernier, avec bonheur. Malgré les difficultés, face à tout ce bonheur que j’ai eu, je ne regrette rien.
Aventure
Merci pour cette interview, et merci à Oksana Kucheruk pour toutes ces années de plaisir ! Quelle joie de l’avoir vue dans de nombreux ballets ! Ces Adieux étaient un beau moment de partage avec le public et la compagnie.
Une bonne idée de partir sur sur le très drôle Concert, même si on aurait aimé voir sa Sylphide.