Ballet du Rhin – Spectres d’Europe #3 – Bruno Bouché / Angelin Preljocaj / Alba Castillo
Le Ballet du Rhin a offert le jeudi 29 octobre l’ultime représentation de ce début de saison précipitamment stoppé par le nouveau confinement. C’est le Théâtre Municipal de Colmar qui accueillait la troupe dans une ambiance chargée d’émotions pour Spectres d’Europe #3 réunissant dans une même soirée trois chorégraphes : Angelin Preljocaj, Alba Castillo et le directeur de la compagnie Bruno Bouché. Trois générations et trois langages différents mais une recherche commune qui propose une incursion de la danse dans la métaphysique. Les deux duos de Bruno Bouché Bless-Ainsi-soit-il et d’Angelin Preljocaj Annonciation se plongent ainsi avec pertinence dans deux épisodes bibliques alors qu’Alba Castillo interroge le temps et l’infini avec un splendide portrait de groupe Poussière de Terre, dans lequel la compagnie se jette à corps perdu.
Bruno Bouché n’est pas de ces directeurs de compagnie qui abordent la danse comme un divertissement. L’ancien danseur de l’Opéra de Paris et chorégraphe aime à se frotter à la philosophie, la littérature, les arts plastiques pour composer ses programmes. Trop souvent les “Triple Bill” à l’affiche de nombreuses maisons se limitent à un empilement plus ou moins heureux de pièces qui semblent dépareillées. Rien de semblable avec le Ballet du Rhin. Bruno Bouché est constamment dans la recherche de sens et s’efforce de tracer des lignes de force dans ses propositions artistiques. C’est le cœur même de la série Spectres d’Europe qu’il a initiée en 2018 pour le centenaire de l’armistice de la Premières Guerre mondiale. La pandémie nous a hélas privé – provisoirement – de la seconde édition. Cette année, continuant à creuser son sillon qui le conduira vers la prochaine création des Ailes du Désir en janvier, Bruno Bouché nous emmène dans un voyage au pays du sacré et de l’espace temps.
C’est en mettant face-à-face deux duos fondés sur des mythologies bibliques qu’il nous fait entrer dans cet univers. Bless-Ansi-soit-il, créé en 2010 avec sa première troupe Incidence chorégraphique, met en scène de manière allégorique la rencontre entre Jacob, le patriarche père d’Israël, et l’Ange. Cette vision prophétique qui a produit une multitude de représentations picturales, Bruno Bouché en propose une version chorégraphique, un combat métaphorique incarné sur scène par deux danseurs : l’Ange en blanc Mikhael Kinley-Safronoff et Jacob en noir Marin Delavaud, accompagnés par le piano de Maxime Georges dans la Chaconne de Jean-Sébastien Bach. Cette lutte à la mort, à la vie entre les forces terrestres et le divin a inspiré au chorégraphe un duo qui joue sur la pureté des lignes. Les bras des danseurs en sont le centre de gravité dans le style cher à Bruno Bouché avec une danse résolument contemporaine mais nourrie de la syntaxe classique. C’est un combat sans violence, presque apaisé, scandé de courses et de portés qui voient les corps s’enchevêtrer avec sensualité comme pour signer le pacte entre l’homme et les dieux.
Cette sensualité, on la retrouve dans le duo imaginé par Angelin Preljocaj. Annonciation se réfère cette fois-ci à l’épisode fondateur du christianisme, l’annonce faite à Marie par l’Archange Gabriel. L’entrée au répertoire de la compagnie de cette pièce créée en 1995 semble aller de soi dans ce programme. Elle fait évidemment écho à celle de Bruno Bouché, même dialogue entre le divin et l’humanité incarné sur scène par deux femmes, Alice Pernão dans le rôle de Marie et Julia Weiss dans celui de l’Ange. Si Bruno Bouché brouillait les pistes en jouant de la gémellité entre deux danseurs comme le montre le tableau d’Eugène Delacroix qui l’a inspiré, Angelin Preljocaj marque les territoires : quand la chorégraphie se veut toute en rondeur pour montrer Marie, incarnation suprême de la maternité, elle se fait plus saccadée, plus nerveuse pour signifier l’autorité divine de l’archange Gabriel. Rien n’est jamais immédiatement narratif chez Angelin Preljocaj et c’est davantage un voyage cérébral et sensoriel dans les incarnations de ces deux figures bibliques. La danse est pure, rapide, sans effet, le chorégraphe mêlant comme il aime le faire les styles musicaux alternant le Magnificat de Vivaldi et la partition électro-acoustique de Stéphane Roy.
Bruno Bouché est aussi un grand découvreur de talents chorégraphiques et il sait prendre des risques en confiant à l’espagnole Alba Castillo, qui a fait ses classes avec Nacho Duato et au Ballet de Bâle, la création de cette soirée, une pièce de 45 minutes pour 14 danseurs et danseuses. La chorégraphe a pour ambition de répondre aux deux duos précédents en quittant les rives du sacré pour nous emmener dans l’univers de l’espace-temps et de l’infini. Le personnage principale de Poussière de Terre est ainsi probablement le sablier géant pendu aux cintres d’où s’écoule inexorablement le temps qui passe, le sable attiré par la gravité terrestre.
Sur cette métaphore, Alba Castillo bâtit une chorégraphie puissante, articulée entre solos et duos construits au cordeau : tout est net, d’une précision d’horloger. La danse peut se faire athlétique parfois mais c’est surtout dans les ensembles que la chorégraphe espagnole excelle. À l’instar d’une Crystal Pite, elle possède un art lumineux pour faire se mouvoir le groupe dans une série de rondes inextricables en une seule et longue phrase sans accrocs ni coutures. Alba Castillo a convoqué pas moins de huit musiciens pour illustrer chacune des séquences d’où émergent Brian Eno et Bryce Dessner.
Poussière de Terre se joue dans une lumière tamisée imaginée par le scénographe Lukas Wiedmer qui donne au spectacle un écrin d’une infinie douceur. Le temps qui passe n’est pas la fin du monde même si parfois, on tente de se saisir du sable comme pour arrêter l’horloge. La compagnie prend un plaisir évident à interpréter cette pièce de groupe. Plus encore peut-être pour cette ultime représentation avant fermeture. Le hasard a voulu que ce soit ce programme-là qui clôture provisoirement la saison du Ballet du Rhin, le premier à remonter sur scène en septembre. Un programme qui interroge nos racines, notre histoire, les dieux, le temps et l’humanité et qui nous aide à comprendre un peu de la complexité du monde quand des vents barbares nous secouent. C’est dire à quel point cette soirée était nécessaire alors que nous voilà à nouveau mis à la porte des théâtres. Combien de temps devrons-nous attendre ?
Spectres d’Europe #3 par le Ballet du Rhin au Théâtre Municipal de Colmar. Bless-Ainsi-soit-il de Bruno Bouché avec Mikhael Kinley-Safronoff et Martin Delavaud ;Annonciation d’Angelin Preljocaj avec Julia Weiss et Alice Pernão ; Poussiere de Terre d’Alba Castillo avec Monica Barbotte, Christina Cecchini, Noemi Coin, Pierre Doncq, Brett Fukuda, Rubén Julliard, Mikhael Kinley-Safronoff, Paloma Lassere, Pierre-Émile Lémieux-Venne, Cédric Rupp, Ryo Shimizu, Marwik Schmitt, Valentin Thuet et Hénoc Waysenson. Jeudi 29 octobre 2020.