Rocío Molina – Inicio (Uno)/Al Fondo Rielo (Lo Otro del Uno)
Avec Inicio (Uno) et Al Fondo Riela (Lo otro del Uno), Rocío Molina propose les deux premiers volets d’une trilogie pour guitares. La danseuse de Malaga semble revenir aux fondamentaux du flamenco dans sa forme la plus brute. Mais comme à son habitude, elle casse tous les codes et sublime le genre pour offrir une danse majuscule d’une ampleur inégalée. Rompant avec ses spectacles plus conceptuels, Rocío Molina prouve sur scène qu’elle est l’une des plus grandes danseuses d’aujourd’hui.
Rocío Molina est habituellement partageuse. Elle aime investir la scène avec des artistes venus de différents univers. On se souvient ainsi de son dernier Impulso au Théâtre de Chaillot où elle avait invité François Chaignaud, la danseuse Rosalba Torres ou encore la chanteuse italienne Maria Mazzotta. Elle convia même fort logiquement sa mère pour son spectacle Pelao Gritao dans lequel elle s’interrogeait sur la maternité, et spécifiquement sa maternité dont elle se demandait si elle ne tuerait pas son désir ardent de danser. Est-ce la pandémie ou un désir de retour même momentané à une forme de danse pure ? Avant que l’épidémie ne foudroie le spectacle, Rocío Molina avait initié une collaboration avec des guitaristes Dès l’hiver 2020, elle avait ainsi montré au Festival de Flamenco de Nîmes une première approche de ce désir de dialoguer avec la guitare dans un Impulso– une forme d’improvisation très préparée – avec Rafael Riqueni, grand maître de Séville, compositeur et guitariste virtuose. Cette expérience enthousiasma la danseuse qui décida de prolonger cette expérience et de l’approfondir.
Ainsi est né ce projet d’une trilogie pour guitares, comme un retour aux sources, une recherche vers le cœur du flamenco lorsqu’il serait dépouillé de tout ce qui a pu sédimenter la tradition au risque de l’affadir. Pour ce premier volet, Rocío Molina reprend le dialogue entamé avec Rafael Riqueni, non plus sous la forme d’un Impulso, mais dans un spectacle abouti, réglé au cordeau, sans jamais toutefois fermer la porte à l’improvisation. Le guitariste a composé spécialement pour Inicio (Uno), dont le titre indique que c’est bien là que s’inscrit l’origine de ce dialogue avec la guitare. Rocío Molina a exclu toute sophistication dans la scénographie : une chaise pour Rafael Riqueni, un large tapis de scène aux mêmes couleurs que son costume, simple jupe et chemisier vaporeux. Décor propice pour magnifier sa danse, une épure parfaite du geste flamenco tel qu’elle peut le réinventer et le subvertir, sans jamais danser sur la musique mais dialoguer avec la guitare. Les deux artistes ont développé au fil des répétitions et des spectacles une osmose magique. Du pied, Rocío Molina joue des percussions sur les sons de Rafael Riqueni. Elle se dévoile au sens propre du terme, dans un geste magnifique et généreux d’une beauté sidérante.
Si le dispositif change quelque peu pour Al Fondo Riela (Lo Otro del Uno), ce second volet conserve l’esprit de ce dialogue avec la guitare. Trilogue devrait-on dire, puisque ce sont deux instrumentistes qui sont sur scène. Eduardo Trassierra, collaborateur familier de Rocío Molina, a déjà composé les musiques pour Caida del Cielo et Grito Pelao. Il joue aux côtés du nouveau venu Yerai Cortés, tout juste 26 ans, mais déjà guitariste et chanteur accompli. À deux, ils ont créé la musique de ce second volet conçu dans une scénographie en noire. Le trio offre arithmétiquement une plus grande polyphonie et davantage de possibilités. Rocío Molina, en robe noire et coiffée d’un chapeau, règne sur le plateau, menant la conversation avec les deux instrumentistes, en couple ou en solo. L’image surgit aussi sur l’écran, donnant une nouvelle profondeur de champ. Dans ce second volet, le flamenco de Rocío Molina se fait plus flamboyant et tout aussi virtuose. Tout y est maîtrisé sans aucun effet facile, exigeant, profond.
Il se passe quelque chose de nouveau avec ce spectacle. Dépouillé de son environnement habituel, Rocío Molina s’y révèle sous une autre facette. Personne ne doutait qu’elle fut une immense artiste. Depuis ses débuts, elle s’emploie à transgresser les codes du flamenco pour se les réapproprier et nourrir son art. Elle a signé des spectacles inoubliables. Mais cette trilogie la place dans une autre catégorie. Didier Deschamps, grand découvreur de talents qui l’invita comme artiste associée du Théâtre de Chaillot, ne cachait pas son enthousiasme : “Elle est de la dimension d’Isadora Duncan ou de Martha Graham“, constatait l’ancien directeur du Théâtre. Comment ne pas souscrire ? Rocío Molina s’invente la danse qu’elle veut interpréter. Ses racines et sa formation viennent de l’Andalousie et du flamenco mais ne suffisent pas à la définir. Au fil des années et des spectacles, elle s’est forgé un langage et une grammaire qui lui appartiennent en propre, un style qui est le sien et qui en fait aujourd’hui l’une des plus grandes danseuses du monde.
Inicio (Uno)/Al Fondo Riela (Lo Otro del Uno de Rocío Molina au Théâtre de Chaillot. Avec Rocío Molina et les guitaristes Rafael Riqueni, Eduardo Trassierra et Yerai Cortés. Jeudi 18 novembre 2021. À voir au Festival de Danse de Cannes le 30 novembre, au Festival de flamenco de Nîmes les 15 et 16 janvier 2022.