Ballet de l’Opéra de Paris – Ashton/Eyal/Nijinski
Décembre est un mois fastueux pour le Ballet de l’Opéra de Paris avec à Bastille un grand ballet narratif puisé dans le fonds Noureev – cette année Don Quichotte – et un programme mixte au Palais Garnier. Cette dernière soirée mêle le génial et fantasque Vaslav Nijinski avec Le Sacre du Printemps, le maître du ballet néo-classique britannique Frederick Ashton pour Rhapsody et la chorégraphe israélienne Sharon Eyal avec la création Faunes. Un curieux attelage, grand écart stylistique dont on peine à percevoir le fil rouge, mais trois partitions majeures. Hélas, cette richesse musicale annoncée n’a pu tenir ses promesses : la musique enregistrée a remplacé l’Orchestre de l’Opéra de Paris pour au moins trois représentations en raison du Covid. Un changement qui affadit considérablement le propos d’une soirée décevante mais illuminée par l’Étoile Sae Eun Park, et la miniature de Sharon Eyal qui offre une vision renouvelée de l’Après-midi d’un Faune.
L’Opéra de Paris est à nouveau en pleine zone de turbulences. Deux programmes lyriques et deux soirées de ballets pour cette fin d’année, et la menace persistante de l’épidémie, compliquent la gestion quotidienne de la compagnie et de l’orchestre. Déjà, les débuts de Gustavo Dudamel ont été malmenés : la mini-tournée de l’Orchestre a failli s’arrêter à la Philharmonie de Paris. L’étape toulousaine a été sauvée in extremis grâce aux musicien.ne.s de l’Orchestre du Capitole qui ont remplacé au pied levé leurs collègues défaillants. En revanche, le concert au Liceu de Barcelone a dû être annulé. On tremble déjà dans les murs de cette noble institution pour la série de Turandot, le premier opéra dirigé par Gustavo Dudamel, le nouveau directeur musical, qu’il faut à tout prix sauver, fût-ce au détriment du ballet. Faute de remplaçants disponibles, la direction de l’Opéra a en effet décidé d’enregistrer la musique du programme Ashton/Eyal/Nijinski et de le diffuser en lieu et place de l’orchestre pour quelques représentations, créant un précédent fâcheux. On se rappelle alors les mots de Gustavo Dudamel dans le programme du Gala déclarant son amour du ballet et sa volonté d’en diriger. Il n’est pas certain qu’il ait eu voix au chapitre dans cette décision qui en dit long, trop long, sur le statut de la compagnie et de sa direction. Car comment peut-on considérer comme secondaire la musique dans une soirée de ballets ? On peut tolérer une bande-son pour des compagnies qui n’ont pas les moyens de l’Opéra de Paris. Mais on parle ici de la première institution culturelle française qui reçoit la plus grosse subvention d’État par spectateur et spectatrice.
La décision la plus sage artistiquement eût été d’annuler les spectacles. La direction de l’Opéra a choisi l’option de les maintenir, que l’on peut comprendre au regard des contraintes financières. Encore eut-il fallu organiser une communication ad hoc. Or, toutes les personnes du public n’ont pas été prévenues. Il n’y avait aucune affiche au Palais Garnier. Pire : la feuille de distribution nommait l’Orchestre, le chef Vello Pähn, le pianiste pour Rhapsody Joseph Moog sans jamais indiquer que ces partitions avaient été enregistrées. Personne ne vint devant le rideau pour expliquer. Une brève annonce – enregistrée elle aussi – pour informer sans même fournir d’explications. Le Covid n’est pas évoqué. Pourtant, l’Opéra de Paris avait tout le temps de communiquer, notamment via ses réseaux sociaux, qui ne servent hélas qu’à faire de l’auto-promotion sans livrer les informations essentielles. Enfin, il eut été souhaitable que l’Opéra offre aux spectateurs et spectatrices la possibilité de se reporter sur d’autres représentations de ce programme. Quand un spectacle lyrique est présenté sans mise en scène, on propose un remboursement ou un report. Rien de semblable pour un ballet avec musique enregistrée ! En fouillant bien, il était possible d’obtenir remboursement mais là encore, pas de communication. Et l’on murmure déjà que Don Quichotte pourrait subir le même sort.
Il fallait donc s’armer de bonne volonté pour recevoir ce programme sans être pollué par ce vilain contexte. Commençons la recension à rebours avec Le Sacre du Printemps. C’est la pièce la plus problématique de la soirée à tous points de vue. Avoir l’ambition de remettre sur la scène du Palais Garnier la version princeps de cette œuvre sans l’orchestre est d’emblée vouée à l’échec. Le scandale de la création, qui eut lieu le 29 mai 1913 à quelques encablures de là dans l’enceinte du Théâtre des Champs-Élysées, visait tout autant – et peut-être davantage – la musique que la chorégraphie de Vaslav Nijinski. La partition révolutionnaire d’Igor Stravinsky heurta les oreilles de la mélomanie bourgeoise de l’époque. La restituer via un haut-parleur est une insulte au génie du compositeur et dessert la chorégraphie de Nijinski. La musique est aplatie et non exempte de réverbération. Les nuances sont écrasées et l’ensemble manque singulièrement de puissance.
La version présentée ici est celle de Dominique Brun, dans un souci de reconstitution de l’oeuvre originale. L’Opéra de Paris avait déjà proposé une proposition de ce genre il y a quelque temps, le Mariinsky a également livré un Sacre de Nijinski, au début des années 2000. Mais la chorégraphe Dominique Brun et ses assistants sont allés fouiller plus profond dans les archives, les photos et les articles de presse pour monter cette nouvelle recréation, sur laquelle elle avait travaillé pour le film de Jan Kounen Coco Chanel et Igor Stravinsky. On ne peut que saluer ce travail admirable, mais cela ne fait pas de la chorégraphie de Nijinski un chef-d’œuvre. Le geste y est pauvre, le récit confus. Ce fatras folklorique ne parvient pas à émouvoir une seule seconde même lors de la mort de l’Élue, fort bien incarnée par Émilie Cozette. On est très loin du pouvoir tellurique du Sacre du printemps de Pina Bausch ou de la beauté animale de celui de Maurice Béjart. La version de Vaslav Nijinski fait partie de l’histoire de la danse et c’est son seul intérêt.
Par chance, la soirée avait débuté de manière plus enthousiasmante. Rhapsody est un joyau de Frederick Ashton, spécialement créé en 1980 pour les 80 ans de la Reine mère, avec Mikhaïl Baryshnikov qui était à cette époque artiste invité du Royal Ballet. Un couple, un petit corps de ballet de cinq danseuses et cinq danseurs, cela suffit au maître néo-classique britannique pour trousser une pièce brillante, calquée sur la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Sergueï Rachmaninov. La partition est une pièce concertante pour piano divisée en 24 variations, qui font autant de pastilles chorégraphiques dans lesquelles Frederick Ashton décline un lexique complet de son vocabulaire.
Lors de sa création, c’est avant tout Mikhaïl Baryshnikov que l’on venait voir. C’est donc logiquement le soliste homme qui ouvre ce ballet, exigeant une débauche de virtuosité : batterie, tours, manège, fouettés, tout y est de la grande technique. Marc Moreau a crânement endossé les chaussons de Baryshnikov. Tendu et un peu étriqué à l’ouverture du rideau, il n’a cessé tout au long de ces 30 minutes d’élargir sa danse, de lui donner de l’ampleur et d’être plus précis. Là encore, la musique enregistrée pénalise grandement les danseuses et les danseurs qui ne peuvent plus dialoguer avec la fosse et les doigts du pianiste, mais doivent se caler sur la bande-son. Il faut attendre près de dix minutes avant que ne paraisse la soliste féminine. Mais quand Sae Eun Park paraît, elle nous attrape immédiatement pour ne jamais nous lâcher. Son travail de jambes, d’une finesse absolue, nous raconte toutes les nuances de la partition. Épaulements parfaits, port de bras idéal. Elle ne faillit pas une seconde alors que la partition s’emballe et que ça va à toute allure dans les diagonales. Avec Marc Moreau, elle construit un joli partenariat. La nouvelle Étoile de l’Opéra de Paris est une danseuse passionnante, technicienne émérite que l’on attend dans les grands rôles du répertoire avec des débuts imprévus mais fort attendus en Kitri, en décembre.
Sharon Eyal fait enfin son entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris avec la création de cette soirée, Faunes, sur la musique de Claude Debussy et d’après le chef-d’œuvre L’Après-midi d’un Faune de Vaslav Nijinski que la chorégraphe israélienne admire. Elle relève le défi avec cette miniature pour cinq danseuses et trois danseurs, distribution qui assureront la totalité des représentations. Sharon Eyal est familière des musiques électroniques qui ont sa préférence, mais les Ballets Russes ne lui sont pas étrangers. Elle a ainsi créé sa propre vision de Petrouchka en 2010. L’on retrouve cependant dans Faunes son univers et ses repères fondamentaux : pas de décors, des costumes unisexes qui épousent les corps reprenant les tons du faune de Nijinski et cette danse de groupe sur demi-pointe où les corps se déplacent dans une série de tremblements trépidants. Jamais de pause dans les chorégraphies de Sharon Eyal, qui conçoit ses pièces comme une séquence unique quand, tour à tour, l’une ou l’autre s’échappe du groupe pour une plongée en solo. On ressent le plaisir du groupe à épouser l’esthétique singulière de Sharon Eyal. Toutes et tous sont splendides. Simon Le Borgne y est exceptionnel.
Il faut maintenant espérer que la série pourra se donner dans de meilleures conditions. On ne saurait accepter que ce bricolage indigne de l’Opéra de Paris ne se prolonge au-delà d’une poignée de représentations. Ce programme, la compagnie, ses solistes et le public méritent mieux.
Programme Ashton/Eyal/Nijinski par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Rhapsody de Frédérick Ashton avec Sae Eun Park et Marc Moreau ; Faunes de Sharon Eyal avec Marion Barbeau, Caroline Osmont, Nine Seropian, Marion Gautier de Charnacé, Héloïse Jocqueviel, Simon Le Borgne, Yvon Demol et Antonin Monié ; Le Sacre du Printemps de Vaslav Nijinski remonté par Dominique Brun avec Émilie Cozette (l’Élue). Samedi 4 décembre 2021. À voir jusqu’au 2 janvier 2022.
Demarez Alain
Nous avons assisté à la représentation dimanche 5 Distribution sur le site de l’Opéra
Rhapsody : Myriam Ould-Braham & Francesco Mura ( premier danseur)
& Distribution de la representation Francesco Mura remplacé par Florent Melac (Sujet) ?
Une danse toujours sur la réserve, pas d’émotions, contracté à l’écoute de la bande son .
Déçue d’autant plus que je venais de revoir la vidéo de la Rhapsody interpréter par Natalia Osipova & Steven Mr Rae
La photo de Sue Eun Park dégage de la joie, ce qui n’as pas été le cas de la représentation de dimanche.
Le sacre du printemps fade sans orchestre.
Une journée avec un allez et retour Paris Rennes au goût amer.
Lili
Je ne suis absolument pas d’accord avec vous sur l’option d’annuler les spectacles, et pas pour les raisons financières. Les danseurs n’en peuvent plus et le public non plus. Il y a des gens qui offrent ces spectacles en cadeau, qui réservent train et hôtel des mois à l’avance pour venir à Paris, posent une journée de RTT. Ils ne pourront pas reporter et les autres frais seront perdus, sans parler de la déception irrattrapable du spectacle pas vu.
Certes ce programme n’est pas le plus populaire et le drame sera plus large quand Don Quichotte sera exposé aux mêmes difficultés (et cela arrivera, le Covid est partout), sans doute que savoir qu’il n’y aura pas d’annulation est rassurant pour tous ceux qui hésitent à programmer ou offrir Don Quichotte pour Noël, ceux qui l’ont déjà prévu depuis des mois.
Par ailleurs je ne sais pas si on demande leur avis aux danseurs dans ces circonstances mais vu le peu de scène depuis 2 ans, il est possible qu’ils préfèrent danser dans ces conditions que pas du tout. En tout cas certains.
Donc évidemment, communiquer était le minimum, et là, sans doute, l’objectif financier a primé, pour éviter les annulations du public local et/ou plus exigeant. La com de l’Opéra avec son public est en effet désastreuse et ce n’est pas nouveau. Et surtout, quand même, l’Opéra aurait pu s’assurer d’une bande son de qualité, pour le coup c’est à leur portée, normalement. (je ne parle même pas d’avoir un peu de ressources humaines de remplacement, par les temps qui courent c’est compliqué, tous les orchestres sont dans les mêmes péripéties…)
Donc j’attends avec impatience les avis de ceux qui auront vu cette soirée avec une musique à la hauteur, bien sûr.
Bref, le paquebot manque de beaucoup d’agilité dans une période où il en faut plus que jamais, et cela se voit. Néanmoins, non, annuler n’est pas, n’est plus, une solution acceptable pour une grande partie du public. Show must go on. Sauvons la suite de la série, ainsi que Turandot (un Opéra sans orchestre c’est malgré tout beaucoup plus problématique qu’un ballet sans orchestre), Basilio et Kitri.
BA
J’apprécie beaucoup vos commentaires qui sont toujours clairs et précis. Je suis néanmoins étonnée de votre sévérité envers OdP a cause de la musique enregistrée. Un opéra sans décors ce n´est pas un gros problème, cela m´est arrivé, j´ai passé malgré tout une bonne soirée. Un ballet sans musique…… difficile. Je ne sais pas si Dudamel a eu son mot a dire mais peut être les danseurs ? Je ne le sais pas, en tous cas ils ont eu l´occasion de danser et de présenter leur talent et par les temps qui courrent pour combien de temps encore. Annuler ? croyez-vous vraiment que cela soit un bon service a leur rendre ?
J´habite a 800 km de Paris, quand je vais a un spectacle je dois prendre le train
et réserver un hotel, donc je préfère un spectacle avec de la musique enregistrée que pas de spectacle du tout. Je ne suis certainement pas la seule a ne pas être “parisienne”.
Par ces temps difficiles ne soyons pas plus royalistes que le roi et apprécions ce que l´on nous offre !