En répétition – Le Ballet de l’Opéra de Lyon découvre Pina Bausch : “Chez Pina, on ne joue pas. On est”
Elles sont rares, les compagnies de ballet à avoir à leur répertoire une œuvre de Pina Bausch. Le Ballet de l’Opéra de Lyon en fait désormais partie, avec l’entrée à son répertoire d’une des pièces iconiques de la chorégraphe allemande, créée en 1984 : Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört (Sur la montagne, on entendit un hurlement), sur la scène de l’Opéra de Lyon du 28 juin au 7 juillet. Quelques jours avant la première, DALP a pu assister à une répétition, menée par Dominique Mercy, l’un des interprètes emblématiques de Pina Bausch. L’occasion de découvrir comment cette pièce si particulière se transmettre, et comment les danseurs et danseuses s’approprient cette nouvelle façon d’être en scène.
Une fin de matinée dans le studio du Ballet de l’Opéra de Lyon et sa vue imprenable sur la ville. Il ne faut pas plus que quelques indices pour deviner qu’une pièce de Pina Bausch est en train d’être montée : les chaises noires que l’on retrouve dans plusieurs de ses pièces, les tenues en coulisses entre costumes pour hommes et robes du soir pour les femmes. Le Ballet de l’Opéra de Lyon danse pour la première fois une œuvre de la chorégraphe allemande, disparue en 2009, un souhait impulsé par Julie Guibert, la directrice de la troupe depuis deux ans. Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört a été créé en 1984, et presque 40 ans après, trouve donc une autre vie avec une compagnie “étrangère” au Tanztheater Wuppertal.
Le Ballet de l’Opéra de Lyon a l’habitude de jongler entre différents univers chorégraphiques : William Forsythe (la compagnie revient justement d’une tournée autour de ce chorégraphe au moment de la répétition), Jérôme Bel, Trisha Brown, Peeping Tom… Mais aborder Pina Bausch n’est pas un travail commun. “J’ai habité pas mal de temps en Allemagne. Pina, ce n’est pas un culte, c’est une légende !“, explique Anna Romanova, l’une des danseuses du Ballet. “Nous avons l’habitude d’aborder de nouvelles techniques, mais ici, ce n’est pas vraiment une technique, c’est une atmosphère“. Et ce nouveau travail s’est ressenti dès l’audition, sous la forme d’un stage de cinq jours. “On ne savait pas ce qui allait nous arriver, mais nous étions ouverts“.
Le travail de transmission a été mené par Jorge Puerta Armenta, danseur de Pina Bausch de la deuxième génération, arrivé à Wuppertal dans les années 1990. Lors de ce stage, “Nous avions une question, un terme, une émotion. À nous d’y répondre comme nous le souhaitions : d’une manière physique, jouée, parlée, criée, seule ou avec un groupe, en duo, en utilisant l’espace et le sol comme on le souhaitait“, raconte Anna Romanova. C’est ainsi que Pina Bausch créait ses pièces, comme se souvient Jorge Puerta Armenta. “Pina nous donnait des questions ou des phrases, un mot, trois mots, Et chacun.e d’y répondre différemment, seul, avec d’autres, cela pouvait être très spontané. Et puis l’on se mettait à faire quelque chose qu’elle allait aimer et garder“.
Mais maintenant que Pina Bausch n’est plus, la transmission des pièces, et d’autant plus pour une autre compagnie, se fait d’une autre façon. “Normalement, on ne doit jamais vraiment expliquer les choses pendant les répétitions. Elles ont été créées sans se parler, sans s’exprimer. Mais pour les transmettre, il faut les expliquer. C‘est très complexe de trouver les bons mots sur des choses qui n’ont pas été dites“, analyse le répétiteur. Dans le grand studio de l’Opéra de Lyon, quatre danseurs se mettent en place sur scène. L’univers est on ne peut plus “Bauschien” : quelques chaises noires, un piano, une musique des années 20, quatre danseurs en costumes. Certains regardent leur régie book, sorte de script détaillé réalisé à partir de la vidéo, indiquant les entrées et sorties de chaque personnage, ce qui se passe en scène, parfois quelques intentions. Jorge Puerta Armenta est chargé de la transmission de la pièce. Mais ce jour-là, Dominique Mercy, l’un des interprètes historiques de Auf dem Gebirge…, est dans le studio. C’est donc lui qui dirige la répétition, entouré de deux autres danseuses emblématiques de Pina Bausch, Anne Martin et Jo-Ann Endicott.
Les danseurs entament leur drôle de duo. Une danse comme dérisoire mais aussi chargée de sens, où l’on a à la fois besoin de l’autre et un peu agacé par sa présence. Les corrections peuvent être d’une immense précision comme absolument vagues. Jo-Ann Endicott se questionne ainsi sur la place exacte du piano, peut-être installé un peu trop haut. Anne Martin et Dominique Mercy montrent leur balancement aux danseurs, avec un petit rebond permanent qui manque un peu à leurs yeux. Mais pour parler des sentiments qui traversent les interprètes, les choses sont plus floues. “Vous devez sentir les choses. Il y a un peu de ‘Je suis perdu’ quand l’autre tourne. Vous sentez ce sentiment d’insécurité, mais vous ne le montrez pas trop“, indique Dominique Mercy. Parfois, il montre, prend la main de Jo-Ann Endicott. Et c’est immédiatement une autre époque qui s’installe dans le studio, mêlée d’une profonde émotion de voir ces artistes se remémorer une danse d’il y a 40 ans.
Il ne s’agit pas pour les danseurs du Ballet de l’Opéra de Lyon de les copier, mais de trouver leur propre justesse. Il faut expliquer sans trop en dire. “Je me suis beaucoup demandée : mais qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi telle scène arrivait à tel moment ? J’ai eu certaines réponses, mais il reste beaucoup plus de questions“, témoigne en souriant Anna Romanova. “Mais ça ne me dérange pas. Je me jette dans le vide et je vois ce que ça donne“. “Ils ne peuvent pas tout comprendre et doivent prendre plaisir à ça“, répond Jorge Puerta Armenta. “C’est nouveau pour eux : ils ne doivent s’occuper que de ce qu’ils font et faire confiance sur le fait que l’ensemble fonctionne et veut dire quelque chose. Pina n’expliquait rien, nous n’avons jamais entendu Pina nous raconter de quoi parlaient ses pièces, la scène. C’était à moi de trouver. Ce qui comptait, c’était ce que je comprenais“.
Un travail qu’il a continué avec les artistes du Ballet de l’Opéra de Lyon et qui a soulevé des questions parmi la compagnie. Plus que le geste, il s’agit de trouver sa propre vérité. “Dans ce travail, j’ai appris que la forme ne compte pas“, continue Anna Romanova. “Tout ce qui s’y passe en scène vient de l’intime des interprètes. Il faut ressentir en nous les émotions, comment nous, nous serons“. Être, ne pas jouer, voilà la pierre angulaire du travail de Pina Bausch, à l’inverse même du terme “Danse théâtre” qui est utilisé pour décrire la danse de la chorégraphe allemande. “Ce mot n’est pas juste pour moi“, explique Jorge Puerta Armenta. “Chez Pina, on ne joue pas. On est. Si j’explique aux interprètes ce qu’ils doivent être, ils vont commencer à jouer. Mais non, il faut juste être. Trouver sa sensation, dans une forme déjà écrite“. “Chercher les émotions, les vraies, c’est là que commence le vrai travail pour moi. Et les faire sortir et les faire comprendre au public“, analyse Anna Romanova.
Se pose alors la question du temps. Au Tanztheater Wuppertal, le travail se fait sur plusieurs mois ou années. Pour une autre compagnie, cela se fait en quelques semaines, huit au Ballet de l’Opéra de Lyon. Forcément, le travail ne sera pas le même. “Cela peut devenir frustrant, surtout quand on veut tout saisir, tout de suite. Mais je vois plutôt les choses comme un progrès infini, avec toujours quelque chose à apprendre“, raconte la danseuse. Pour Jorge Puerta Armenta, ce sera un autre travail “différent et très intéressant, mais pas frustrant. Cela m’intéresse de voir comment amener des danseurs et danseuses à un état”. Le temps, tout de même, se pose. “La différence, c’est qu’ils ne pourront pas tout digérer. Le temps qui manque sera celui pour mûrir, pour comprendre, pour habiter un peu plus les choses. Pina pouvait attendre des années avant de trouver la personne pour un rôle. Ici, on est forcé d’aller vite alors certains caractères ont besoin d’un peu plus de temps que les autres. Alors Il faut affiner, jusqu’à la dernière seconde avant le lever de rideau, pour être à 100 % de ce qu’on peut faire au point où l’on est arrivé“.
Et que donner en priorité ? Qu’est-ce qui est le plus important dans le travail de Pina Bausch, qu’une compagnie doit comprendre en premier, si elle n’a pas le temps de tout comprendre ? “Tout est important ! Et je pense que l’on arrive à tout transmettre“, résume Jorge Puerta Armenta. Même si cela passe par des passages difficiles en répétition. “On voit les interprètes passer par des moments très durs. Il y a cette maladie des danseurs de vouloir trouver tout, tout de suite… Et ils n’y arrivent pas. Il y a même certaines choses, ce n’est même pas la peine d’essayer, ça ne leur appartient pas. Mais si l’on veut être sincère, on ne peut pas tout faire. Les danseur-se-s le découvrent avec nous, c’est difficile pour eux. Mais une fois qu’ils sont dedans, ils comprennent : ‘ça, je l’ai. Ça, c’est à moi’. C’est peut-être ça, la chose la plus importante“.
Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört de Pina Bausc par le Ballet de l’Opéra e Lyon, à voir sur la scène de l’Opéra de Lyon du 28 juin au 7 juillet.