Les presque adieux à la scène d’Alice Renavand ou les aléas du spectacle vivant
Les blessures n’arrivent jamais au bon moment ! Les danseurs et danseuses le savent dès le début de leur carrière. Pour Alice Renavand, cet adage s’est révélé cruel. La Danseuse Étoile devait faire ses adieux à la scène du Ballet de l’Opéra de Paris le 13 juillet. Et puis coup de malchance : en plein deuxième acte, la danseuse se blesse et sort de scène. Mais le spectacle continue sur le plateau comme si de rien n’était, entre Mathieu Ganio Étoile de grande classe et Bleuenn Battistoni faisant ses débuts dans le rôle-titre dans un drôle de baptême du feu. Alice Renavand est finalement revenue saluer en scène, aux bras d’Alexander Neef. Qui l’assure : l’Étoile aura droit à une véritable soirée d’adieux, en bonnes et dues formes, la saison prochaine. Retour sur une soirée riche en émotions, forcément triste, avec quelques sourires néanmoins de la principale intéressée, et montrant aussi toute la force de cette compagnie.
Les adieux à la scène d’Alice Renavand avaient démarré comme n’importe quels adieux à la scène. Quelques interviews trois-quatre jours avant, où elle revient sur sa carrière et évoque ses projets futurs. Des messages des proches le Jour J, des photos souvenirs de ses partenaires. Et au Palais Garnier, l’ambiance chaleureuse des grands soirs, avec beaucoup de passionné-e-s venant saluer cette Danseuse Étoile si particulière, au parcours singulier. Beaucoup de personnalités de la danse aussi : Brigitte Lefèvre, Angelin Preljocaj (Alice Renavand a été une de ses grandes interprètes), Karl Paquette, Benjamin Pech, José Martinez, Eleonora Abbagnato, Dorothée Gilbert, Hugo Marchand, Léonore Baulac… Étoiles d’hier et d’aujourd’hui, professeurs, chorégraphes, directrices, tous ceux et celles qui, à leur manière, ont un jour compté dans la carrière d’Alice Renavand.
Et tout avait si bien démarré. La danseuse avait choisi une prise de rôle pour cette dernière, celle du personnage iconique de Giselle. À l’image de cette artiste qui a démarré par le répertoire contemporain avant de montrer toute sa personnalité aussi dans le répertoire classique, faisant le chemin inverse que celui attendu (mais existe-t-il vraiment de chemin tout fait dans la carrière d’une danseuse ?). Alice Renavand dansait avec Mathieu Ganio, un partenariat qui marchait bien. Et le duo avait déjà eu quatre dates pour danser ensemble sur ce ballet, prendre ses marques, ses repères. Le premier acte est une merveille. Alice Renavand n’a pas l’abattage technique de Sae Eun Park ou les équilibres vertigineux de Dorothée Gilbert. Mais elle a pour elle une sincérité absolue, un talent d’actrice vibrant, une façon si personnelle d’occuper la scène. Qui inscrit tout de suite sa Giselle dans une réalité tangible, concrète, charnelle.
Elle n’est pas une jeune fille naïve. Plutôt une presque femme complètement amoureuse. Et son Prince du jour Mathieu Ganio est sur la même longueur d’onde. Voilà un couple d’amoureux sincère, flirtant gentiment, sans une once de violence pour lui, avec un peu de coquetterie pour elle. Ils sont la tendresse incarnée, d’autant plus cruel que la vraie vie – dont Mathieu Ganio, vrai prince romantique, cherche à fuir – vient les rattraper. La scène de folie, moment si délicat, est incarnée par Alice Renavand avec le même don de soin, ce talent de rendre les choses si naturelles et si vraies. Et ainsi de faire de ce passage si codifié quelque chose de profondément universel. Tout le monde était au diapason sur scène, avec un corps de ballet très investi et un pas de deux des Paysans radieux. Antoine Kirscher, que l’on n’a pas vu depuis longtemps dans un rôle de soliste, montre du tempérament et une technique sûre, même si peut-être encore un peu en retrait. Inès McIntosh enthousiaste, radieuse, si précise et si jolie dans sa technique aboutie. Il y a aussi des proches d’Alice Renavand sur scène : Alexandre Gasse en Hilarion, Aurélia Bellet en Bathilde, entrée la même année qu’Alice Renavand dans le corps de ballet.
Tout démarrait bien, donc. Le public, toujours très chaleureux dans ces soirées-là, a réservé une claque comme il se doit à chaque entrée des solistes. Le deuxième démarre sur le même état d’esprit, porté par Hannah O’Neill, absolument magistrale dans le rôle de Myrtha. Si j’avais pu avoir de petites réserves la semaine précédentes, il n’en a rien été ce soir. Elle est Reine dans ses piétinés qui ne semblent jamais devoir s’arrêter. Elle est cruelle lors de la mise à mort d’Hilarion. Elle est cet être surnaturel et s’envole littéralement dans ses sauts qui ne semblent pas avoir de fin. Le corps de ballet est là encore au diapason, coordonné aussi bien dans les lignes que dans l’esprit et l’interprétation, faisant corps, véritablement, et respirant ensemble chaque mouvement de danse.
Tout se déroulait bien, donc. Alice Renavand fait son entrée, jeune fille brisée, pas encore tout à fait fantôme, encore palpitante du drame qui lui était tombé dessus. Et sur quelque chose de tout simple – un enchaînement de petites glissades, pas d’équilibre, pas de pointe – quelque chose claque. La danseuse s’arrête net, une toute petite seconde, assez pour que le public qui ce soir connaît si bien Giselle se rende compte que quelque chose ne va pas. La danseuse essaye, ça ne marche pas. Fait quelques ports de bras, un posé, un autre posé, et s’en va de scène, toujours dans son personnage. L’on pouvait entendre sous le plafond de Chagall les cœurs dès 1.900 personnes du public se briser sur le sol. L’on a compris, c’est fini. Une danseuse qui quitte le plateau sur une blessure, c’est toujours d’une infinie tristesse. Mais pour des adieux, on ne peut pas faire plus cruel.
Pourtant, sur scène, le spectacle doit continuer. Et il continue. Le Ballet de l’Opéra de Paris est une compagnie rodée comme peu au monde le sont. Tous et toutes ont tellement travaillé, depuis tellement d’années, que le spectacle continue toujours, quoi qu’il se soit passé en scène. Ce sont “Des guerrières et défenseurs de l’art de la danse“, comme l’a si joliment écrit Ludmila Pagliero au lendemain de la soirée. Peut-être même, sûrement en fait, que les néophytes dans la salle ne se sont rendu compte de rien. Mathieu Ganio a continué son solo pendant deux minutes, seul en scène. Et quand Giselle est revenue sur scène, le public a braqué ses jumelles de théâtre. “C’est Bleuenn“, a-t-on murmuré du parterre au fin fond de l’amphithéâtre. Bleuenn Battistoni, jeune Sujet de la compagnie, qui n’a encore jamais dansé ce rôle mais qui l’a appris, remplaçante officielle sur cette série. Elle était dans le corps de ballet, l’une des Wilis. En deux minutes, la voilà propulsée Giselle, remplacée dans les ensembles par (a priori) Lisa Gaillard-Bortolotti, Quadrille attendant son tour en coulisse.
Et tout reprend son cours, peut-être le souffle un peu plus saccadé. Bleuenn Battistoni prend sa place en scène, avec des partenaires avec qui elle n’a encore jamais répété. Et le pas de deux de l’acte deux, dansé au débotté sans aucun accro (en tout cas visible), il faut le faire. Mathieu Ganio, partenaire de grande classe, a une nouvelle fois montré la grandeur de son talent et de son expérience. Très engagé dramatiquement, il est resté ce prince romantique pris de remords jusqu’au bout. Parenthèse technique : j’aime d’ailleurs beaucoup sa proposition des trois sauts de basque pour sa coda, qui fait bien plus de sens dramatiquement que les 24 entrechats six qui ont parfois du mal à sortir du pur exercice technique. Bref, tout a continué, jusqu’au bout, comme si de rien n’était. Quel baptême du feu pour Bleuenn Battistoni, peu habituée aux grands rôles, ovationnée lors de sa descente dans la tombe.
Et puis les saluts, là encore comme si de rien n’était. Le corps de ballet, les demi-solistes, le couple principal. Une fois, deux fois, trois fois… Alice Renavand réapparaîtra-t-elle en scène ? Peut-être seulement encore marcher ? Oui. Elle est là, encore dans son tutu de Giselle, s’appuyant sur Aurélie Dupont visiblement très émue et Alexander Neef. Partenaire attentif jusqu’au bout, Mathieu Ganio vient la chercher, la prend dans ses bras et l’emmène saluer, face au public, recevoir son ovation méritée. Et les larmes de faire place, un peu, aux sourires. En vrai directeur, Alexander Neef prend ensuite la parole. Il salue Alice Renavand, remercie la compagnie, et l’assure : elle reviendra faire une autre soirée d’adieux la saison prochaine, une qui ira cette fois-ci jusqu’au bout. Alice Renavand prend à son tour le micro pour quelques mots, s’excuse. “C’est pas grave !“, lance quelqu’un du fond des loges du haut. Et donne rendez-vous pour la saison prochaine, sous quelques bouquets de fleurs lancés de la salle.
Et tout a fini presque comme des adieux normaux, dans le Grand Foyer, pour un verre autour des proches de l’Étoile, du personnel de l’Opéra. L’estrade et le pupitre sont par contre restés inutiles et vides. Entre une fausse nomination et de faux adieux, que de drames cette saison dans la grande maison. Drôle d’ambiance aussi, avec dans la salle le directeur de l’Opéra, un membre du comité de recrutement de la prochaine Direction de la danse et au moins cinq ou six probables prétendants. Alice Renavand vient, sur ses pieds, ce qui est bon signe, entourée de marques d’affection. Les larmes semblent s’être taries, à peu près. Beaucoup de danseurs et danseuses sont là, mais repartent vite : demain, il y a une représentation à 14h30. Le spectacle continue. Et rendez-vous la saison prochaine pour des adieux en bonnes et dues formes !
PS : une pensée aussi pour Aurélia Bellet, dont c’était également la soirée d’adieux ce 13 juillet. Elle aurait sûrement dû avoir un petit salut pour elle toute seule, mais les événements de la soirée y ont coupé court.
Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot par le Ballet de l’Opéra de Paris. Avec Alice Renavand et Bleuenn Battistoni (Giselle), Mathieu Ganio (Albrecht), Hannah O’Neill (Myrtha), Alexandre Gasse (Hilarion), Charline Giezendanner et Aurélia Bellet (deux Wilis), Inès Mcintosh et Antoine Kirscher (pas de deux des Paysans), Anémone Arnaud (Berthe), Grégory Dominiak (le Prince de Courlande) et Aurélia Bellet (Bathilde). Jeudi 30 juin 2022 au Palais Garnier. À voir jusqu’au 16 juillet.
Ross
Bravaaaa
Mme Dominique PRIN
Très bel article qui résume parfaitement bien ce que j’ai vécu et ressenti puisque j’étais dans la salle ce soir du 13 juillet.