Les Ballets de Monte-Carlo – Soirée Jean-Christophe Maillot / Mats Ek / Jiří Kylián
Les Ballets de Monte-Carlo ont refermé leur saison avec un mini festival, L’Été Danse, sur une soirée réunissant trois chorégraphes. Soit le directeur de la compagnie, Jean-Christophe Maillot (Back on Track 61) entouré de Mats Ek (Casi Casa) et de Jiří Kylián (Claude Pascal). Et trois pièces qui font jouer à la fois les ensembles et les solistes, dans lesquelles s’immiscent des pas de deux magnifiquement écrits. Bien que leurs esthétiques soient différentes, cette soirée offrait une parfaite cohérence stylistique, fondée sur une science de la danse académique que chaque chorégraphe à sa manière a su magnifier, subvertir ou déconstruire. La troupe monégasque se montre tout à fait à l’aise dans ce répertoire exigeant techniquement dans lequel brillent quelques fortes personnalités.
Ils sont nés et ont grandi dans trois pays différents, ils n’ont pas eu la même formation. Mais Jiří Kylián, Mats Ek et Jean-Christophe Maillot ont un socle commun venu de la danse classique. Seul le directeur des Ballets de Monte-Carlo utilise la technique des pointes dans ses pièces mais le suédois Mats Ek et le tchèque Jiří Kylián se sont nourris de la danse académique pour développer leur art chorégraphique. Tous les trois maîtrisent comme peu la géométrie de l’espace de la scène. Ils savent tout autant raconter une histoire sans le biais d’une narration. Il n’y a rien de purement formel dans les trois pièces qui composaient cette soirée. Chacune à sa manière nous parlait de nous, de la trivialité du quotidien qui se fait poétique chez Mats Ek, du vieillissement et du temps qui passe avec Jean-Christophe Maillot et Jiří Kylián.
Jiří Kylián ouvre la soirée avec la reprise de Claude Pascal, créé en 2002 par le Nederlands Dans Theater, et entre avec cette série au répertoire des Ballets de Monte-Carlo. “Claude Pascal est une méditation sur le temps, la vitesse et le vieillissement ainsi que sur l’impossibilité de comprendre de telles notions”, explique le chorégraphe. De cette interrogation métaphysique procède un ballet à la fois loufoque et sensuel qui se divise en deux parties distinctes et incarnant différentes temporalités. Au lever de rideau, quatre personnages : trois hommes et une femme en costumes 1900 tenant à la main un éventail, une raquette de tennis, une balle. Ils oscillent du haut du corps et finissent par disparaître derrière des panneaux mobiles, laissant la place à un couple. Rupture de ton et de style : débute alors un pas de deux sur un tempo lent où Jiří Kylián déploie son art des corps qui s’imbriquent, des lignes pures, de la perfection formelle des pauses nourries d’une sensualité tout à tour débordante puis retenue. Trois couples s’insèrent ainsi entre les saynètes jouées par ces personnages tout droit sortis d’un livre d’images, proférant des phrases écrites par Jiří Kylián, dessinant un univers surréaliste et farfelu. Chaque pièce de Jiří Kylián nous rappelle qu’il est un chorégraphe majeur, trop rare hélas depuis qu’il a décidé de se détourner de la danse au profit de l’image et du cinéma.
Mats Ek menaçait de prendre le même chemin. Mais après un arrêt brutal, le chorégraphe suédois fait à nouveau jouer ses pièces. Casi Casa est une version raccourcie d’Appartement créé en 2000 à l’Opéra de Paris. Le titre l’annonce avec le jeu de mots en espagnol que l’on pourrait traduire par “Quasiment appartement“. Plus court, mais tout aussi dense. Mats Ek a conservé les séquences les plus remarquables de la pièce d’origine : le solo où est avachi un danseur devant une télévision – interprété par Cristian Assis avec tout le tempérament et l’humour nécessaire -, l’irrésistible ballet des aspirateurs et le pas de deux de la Porte, qui est peut-être le plus déchirant qu’ait écrit Mats Ek. Ce qui semble débuter comme une dispute conjugale se prolonge en duo d’amour parfois érotique. Anna Blackwell et Francesco Mariottini livrent un moment d’une infinie délicatesse, tout en nuances et densité, dégageant un large panel d’émotions.
Si tout paraît fluide et évident sur scène, le style de Mats Ek n’est pas des plus simples : ces torsions jambes pliées, les bras tendus à l’extrême comme indiquant la direction, ces changements de direction perpétuels, cette grammaire-là requiert un abandon total et exige de mettre de côté les automatismes. Les cinq danseuses et les sept danseurs choisis par Mats Ek y sont épatants. Ana Laguna et Mariko Aoyama sont venues pour superviser cette reprise, gage d’excellence et de souci du détail pour une compagnie qui a relevé ce défi avec virtuosité.
C’est le maître des lieux qui referme cette soirée avec la reprise bienvenue de Back on Track 61, feu d’artifice tout en couleurs sur le Concerto en Sol de Maurice Ravel dans l’interprétation tellurique de Martha Argerich. Jean-Christophe Maillot avait écrit ce ballet dans l’urgence de la réouverture des salles fermées par la pandémie. 22 minutes explosives où la troupe se fond à toute allure dans le clavier endiablé de la pianiste argentine. Ça va très vite sur un tempo d’enfer et sur scène, on a parfois du mal à suivre, mais tout le monde se retrouve au point d’orgue. Dans ce premier mouvement d’inspiration presque balanchinienne dans ces constructions géométriques et ce travail toujours très soigné du bas de jambe de Jean-Christophe Maillot, les dix couples se font, se défont dans un tourbillon qui ne laisse aucun répit.
C’est splendide mais Back on Track 61 appartient à Bernice Coppieters et Asier Uriagereka, danseuse et danseur historiques des Ballets de Monte-Carlo, artistes majuscules qui offrent le dernier pas de deux de la soirée sur le chant admirable de l’adagio. Assis nonchalamment sur des tabourets hauts, les pieds sur une barre de danse, les voilà qui s’animent quand la scène s’est vidée. Bernice Coppieters invite son partenaire à sortir de la torpeur pour une nouvelle danse. Leur technique est intacte. Droite sur ses pointes avec ce corps aux lignes idéales, Bernice Coppieters irradie de beauté et nous transporte très loin avec son partenaire de toujours. Le style de Jean-Christophe Maillot est dans leur ADN. Ils font du matériel chorégraphique qu’il leur offre un duo tendre, délicat, drôle parfois. C’était évidemment le climax de la soirée.
Soirée Maillot/Ek/Kylián par les Ballets de Monte-Carlo. Claude Pascal de Jiří Kylián, avec Taisha Barton-Rowledge, Michael Grünecker, Lennart Radtke, Kathryn McDonald, Anissa Bruley, Benjamin Stone, Candela Ebbesen, Francesco Mariottini, Alessandra Tognoloni et Cristian Assis ; Casi Casa de Mats Ek remontée par Ana Laguna et Mariko Aoyama, avec Portia Adams, Hannah Wilcox, Anna Blackwell, Kathryn McDonald, Elena Marzano, Cristian Assis, Matej Urban, Francesco Mariottini, Jaeyong An, Alessio Scognamiglio, Daniele Delvecchio et Luca Bergamaschi ; Back on Track 61 de Jean-Christophe Maillot, avec Bernice Coppieters et Asier Uriagereka. Vendredi 15 juillet 2022 au Forum Grimaldi.