[DañsFabrik 2023] “Xiao Ke” de Jérôme Bel / “Go Go Othello” de Ntando Cele
L’édition 2023 du Festival de Brest DañsFabrik se déploie cette année encore hors-les-murs, dans l’attente de la réouverture de la Scène Nationale Le Quartz, son berceau et le centre habituel des représentations. Nomade pour reprendre son étiquette, ce millésime 2023 creuse son sillon en conviant des artistes qui explorent les confins de différentes disciplines couvrant le spectre de la danse, du théâtre ou des arts plastiques. Très ancré dans la cité et ses forces vives, DañsFabrik est un laboratoire de formes nouvelles, faisant enfin la part belle aux femmes créatrices qui sont venues cette année en nombre. Ainsi la danseuse chinoise Xiao Ke en direct de Shanghaï a présenté son autobiographie sous la direction bienveillante de Jérôme Bel. Et la soirée d’ouverture s’est conclue par la revue déjantée de l’artiste sud-africaine Ntando Cele qui, dans Go Go Othello, questionne le corps féminin noir et ses représentations fantasmatiques.
DañsFabrik fait partie de l’identité de Brest, la ville bretonne du bout du monde, un port qui est le lieu idéal pour croiser les influences et les interroger. Entreprise collective, le festival se définit comme un geste politique fort, “poursuivant son exploration des questions écologiques au travers des corps et de l’Histoire et de sa pluralité des récits : regarder le passé, interroger le présent et penser le futur par le mouvement… écologie décoloniale, transmission-répertoire-durabilité, écologie humaine avec une ouverture sur l’éco-féminisme et l’inclusion de pièces intégrant des personnes porteuses de handicap...”. La note d’intention éditoriale annonce un festival résolument ancré dans des problématiques contemporaines. C’est en soi passionnant mais la signature collective heurte le regard. Aux côtés des noms de Jérôme Bel, Betty Tchomanga, Rebecca Lasselin et Nadège Loir qui ont pensé cette édition, on relève aussi le nom de Maïté Rivière, directrice du Quartz, nommée en mars 2021 par Roselyne Bachelot et suspendue brutalement par Stéphane Maby, directeur de la société d’économie mixte Brest’aim qui gère le Quartz. Motif invoqué : des plaintes pour souffrance au travail émises par des salariés de la Scène Nationale. Décision d’un seul sans consultation du ministère de la Culture à quelques jours de l’ouverture du festival. De quoi plomber une ambiance qui se voulait nécessairement festive. Personne ne semble vouloir évoquer la crise, préférant vivre cette édition de DañsFabrik comme une parenthèse même si chacun sait que ce limogeage laissera des marques, à quelques mois de la réouverture du Quartz annoncée pour cet automne. Avec quelle direction ?
En attendant, the show must go on ! Et on peut compter sur Jérôme Bel pour l’alimenter de belle manière. Le chorégraphe français est l’artiste idoine en phase avec la philosophie d’un festival qu’il co-anime. On le sait, il refuse désormais de prendre l’avion. Soucieux des périls qui menacent la planète, Jérôme Bel a choisi d’utiliser les nouvelles technologies numériques pour chorégraphier et diriger à distance. On imaginerait à priori les limitations qu’entraîne cette profession de foi. Mais à l’inverse, le chorégraphe invente une nouvelle forme. Sollicité par le Centre Pompidou en collaboration avec le West Bund Museum de Shanghaï, Jérôme Bel a choisi la danseuse chinoise Xiao Ke pour cette nouvelle autobiographie dansée. Le spectacle fut donné en mandarin mais le Festival d’Automne a invité le chorégraphe à imaginer une version pour le public français, donnée à DañsFabrik.
Jérôme Bel, assis à son bureau côté jardin, ordinateur ouvert et écran géant sur lequel apparaît Xiao Ke . Il est 18 heures à Brest, 2 heures du matin à Shanghaï. De son appartement, la danseuse chinoise, superstar dans son pays, se raconte en dialogue avec Jérôme Bel, interprétant dans son vaste salon les différentes étapes de sa vie de danseuse. Sa carrière multiple et diverse l’a vue passer de représentations folkloriques à la danse contemporaine, en faisant parfois un pas de côté pour des performances commerciales plus lucratives. Avec humour et fantaisie, Xiao Ke nous montre ce parcours dansé qui, en un peu plus d’une heure, condense sa vie dans ce pays qui s’est transformé de manière spectaculaire. C’est aussi cela qui affleure dans cette autobiographie teintée en permanence d’autodérision.
Autre spectacle, autre ambiance à DañsFabrik. Ntando Cele ne pouvait imaginer meilleur écrin que le night-club de l’Hôtel Restaurant le Vauban, lieu mythique brestois. Pour la première fois depuis sa création, le spectacle Go Go Othello de l’artiste sud-africaine se jouait dans un cabaret, idéal pour cette revue déjantée. Accompagnée aux claviers par Simon Ho, Ntando Cele choisit une forme hybride entre le stand-up, le concert et la danse pour interroger les stéréotypes persistants sur le corps noir dans ses représentations culturelles. Othello, la pièce de Shakespeare puis un opéra de Verdi, est à l’épicentre de ce questionnement. Othello, le général maure qui tue son épouse Desdémone par jalousie, dessinant un portrait qui n’est pas nécessairement flatteur du personnage. Paradoxalement, ce sont quasiment exclusivement des acteurs blancs qui ont incarné le rôle, le plus souvent en se grimant le visage. Nouvelle infamie sur laquelle Ntando Cele ne développe une quelconque position morale mais qu’elle décrit avec un humour féroce, interpellant la salle dans un show de transformiste ébouriffé.
À l’instar de nombreux artistes présents dans cette édition de DañsFabrik, Ntando Cele joue aux confins des disciplines et invente sa propre forme surfant sur le théâtre, la musique et la danse. C’est aujourd’hui un courant très fort parmi des artistes refusant de se calfeutrer dans un genre qui les enfermerait dans un format identifiable. Le Festival de Brest est à la pointe de ce questionnement en proposant une offre d’une grande richesse quitte parfois à être déstabilisé. DañsFabrik demande beaucoup au public sommé d’abandonner ses certitudes et de se tenir prêts pour découvrir des univers singuliers. À cette aune, c’est un voyage passionnant qui est offert.
Festival DañsFabrik
Xiao Ke de Jérôme Bel par Xiao Ke. Mardi 28 février 2023 au Mac Orlan. À voir les 18 et 19 août à Nyon.
Go Go Othello de et par Ntando Cele. Mardi 28 février 2023 au Vauban. À voir en tournée en Suisse du 16 au 31 mars.