Traces : Damien Jalet et Fouad Boussouf – Grand Théâtre de Genève
Pour le dernier programme de la saison du Ballet du Grand Théâtre de Genève, le directeur de la troupe Sidi Larbi Cherkaoui propose le diptyque Traces. Un programme composé de l’entrée au répertoire de THR(O)UGH de Damien Jalet, artiste associé, et la création VÏA de Fouad Boussouf, directeur du Centre Chorégraphique du Havre. Les deux oeuvres restent dissemblables mais plongent toutes deux leurs fondements dans une spiritualité assumée, déclinée dans un geste contemporain. Damien Jalet convoque ses traumatismes liés aux attentats parisiens de 2015 et ancre THR(O)UGH dans un singulier rituel japonais. Fouad Boussouf met pour sa part en scène un récit tribal à la fois sombre et solaire, enveloppé dans une chorégraphie qui fait fusionner les styles. Deux pièces d’une grande force pour une troupe qui montre une belle versatilité, capable de s’exprimer dans deux visions esthétiques singulières.
Sidi Larbi Cherkaoui a le goût de l’ellipse. Ne comptez pas sur le directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève pour expliquer pourquoi il a rassemblé Damien Jalet et Fouad Boussouf dans un même programme, ni pour expliciter le titre qu’il a choisi : Traces. À chacune et chacun de se saisir de cette invitation qui annonce tout à la fois un chemin et une empreinte. Mais il y a indéniablement une cohérence dans cette dernière soirée de la première saison genevoise de Sidi Larbi Cherkaoui. Damien Jalet et Fouad Boussouf ont en commun une virtuosité naturelle pour mettre en scène des ensembles et concevoir des architectures complexes mais fluides, un sens du cadrage et de l’image soignée, une capacité à agglomérer les styles sans jamais s’enfermer dans un vocabulaire unique. Cela en fait deux chorégraphes précieux.
THR(O)UGH de Damien Jalet fut imaginé en 2016 pour le Hessisches Staatsballett. Cette pièce a une origine puisée dans un rituel japonais qui flirte avec le danger et la mort. Tous les six ans, des hommes dévalent les montagnes sur des troncs d’arbres pour renouveler symboliquement le sanctuaire de Suwa près de Nagano. C’est de ce rite appelé Onbashira qu’est née l’idée de mettre sur scène un cylindre géant imaginé avec le plasticien Jim Hodges. Énorme tube creux maquillé façon camouflage, placé au centre du plateau et tournant sur lui-même. Mais un autre événement a simultanément influencé le travail de création. Le 13 novembre 2015, Damien Jalet a échappé de peu aux funestes attentats parisiens. C’est là que le mythe et le réel entrent en collision et produisent un questionnement douloureux sur la fragilité de la vie, induisant une oeuvre métaphysique.
Ce rite japonais de l’extrême devient une métaphore et le cylindre un totem mobile et effrayant. C’est de là que surgissent les danseuses et les danseurs dans une course effrénée. Ils le contournent, le traversent pour se retrouver au sol dans un tournoiement de vrilles et de chutes en cascades. C’est là que le cylindre se met cette fois à rouler sur lui-même vers la salle, s’arrêtant au bord de scène comme pour mesurer la force qu’il représente. Revenus au centre, les danseuses et les danseurs s’y accrochent, roulent avec lui jusqu’au point de rupture pour éviter l’écrasement. Damien Jalet et son chorégraphe associé Aimilios Arapoglou confrontent la troupe à une chorégraphie extrême où les artistes se mettent perpétuellement en danger, créant un suspense constant.
Les lumières sombres de Jan Martens plongent l’espace dans une pénombre. C’est de l’intérieur du cylindre que parvient la lumière. Les sons électroniques conçus par Christian Fennesz syncopent le mouvement. Ne pas trop en dire pour ne pas dévoiler le récit et son dénouement mais THR(O)UGH s’envole vers un espoir de rédemption, un climax où le groupe se retrouve à l’intérieur, à l’unisson et se meut en un mouvement organique où les corps dessinent une onde. C’est d’une beauté stupéfiante, irrésistible. Damien Jalet est un magicien de l’image, concevant ses pièces comme des oeuvres plastiques animées. Comment ne pas saluer le formidable engagement de la compagnie qui, après SKID, s’empare avec talent de l’univers singulier du chorégraphe franco-belge ?
Si on change radicalement de style et d’esthétique après l’entracte, Fouad Boussouf n’est pas avare lui non plus de belles images. VÏA s’impose avant toute chose par la scénographie d’Ugo Rondinone et les lumières magistrales de Lukas Marian. Du noir surgit un fond de scène d’un bleu intense, devant lequel sont alignés quinze danseuses et danseurs dans de longues chasubles rouge vif. Stupeur garantie et tremblements irrépressibles des pieds qui sautillent pour se déplacer. Débute une danse collective, presque tribale, qui s’organise en lignes, diagonales et cercles dans une implacable géométrie de l’espace. Quand subrepticement, quelqu’une, quelqu’un, s’échappe brièvement du groupe pour un court solo avant de le réintégrer. Pas de cassures, pas d’arrêt mais une longue phrase chorégraphique hypnotisante. Puis, telle une chrysalide, la troupe se défait de cet habit pesant pour les aligner à l’avant-scène, laissant paraitre de larges pantalons bleus.
Fouad Boussouf déploie comme à l’accoutumée un vocabulaire multiple avec une totale maîtrise. Les échos de danses folkloriques qui dominent la première scène font place à un geste plus ample où s’entrecroisent danses urbaine et contemporaine. Ce glissement stylistique accompagne un changement d’atmosphère. Des tableaux rituels du début marqués par une rigidité verticale des corps, VÏA nous mène vers un monde plus solaire incarné par le jaune puissant des costumes et du fond de scène du dernier tableau. Le geste s’émancipe, la danse s’individualise et s’immerge dans un tableau festif. Si la tonalité musicale créée par Gabriel Majou varie, la même rythmique entête du début à la fin. Là encore, le Ballet du Grand théâtre de Genève excelle à se fondre dans le magnifique éclectisme de Fouad Boussouf.
Traces par le Ballet du Grand Théâtre de Genève. THR(O)UGH de Damien Jalet et VÏA de Fouad Boussouf avec Oscar Comesaña Salgueiro, Geoffrey Van Dyck, Yumi Aizawa, Céline Allain, Adelson Carlos, Zoé Charpentier, Quintin Cianci, Diana Dias Duarte, Armando Gonzalez Besa, Ricardo Macedo, Emilie Meeus, Juan Perez Cardona, Mohana Rapin, Luca Scaduto, Sara Shigenari, Nahuel Vega et Madeline Wong. Jeudi 20 avril 2023 au Bâtiment des Forces Motrices. À voir en tournée : à la Filature de Mulhouse les 16 et 17 mai, VÏA de Fouad Boussouf à l’Équinoxe de Châteauroux le 4 mai à (avec Faun de Sidi Larbi Cherkaoui), THR(O)UGH de Damien Jalet au Théâtre National de Bretagne du 13 au 16 juin (avec SKID de Damien Jalet).
Frank Burkhardt
NJ’ai vu Vïs aujourd’hi à Ludwigsburg, Allemagne. C’étsit merveilleux, super! Le public a clappé les mains pour 10 minutes. Maintenant, je cherche pour un trailer de Vïïa. Est-ce-que il y a quelqu’un?
Merci, Frank Burkhardt