Futur Proche / Any attempt… – Jan Martens
La Villette et le Théâtre de la Ville se sont unis pour proposer consécutivement deux pièces de Jan Martens, toutes deux présentées lors des deux dernières éditions du Festival d’Avignon. Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, créée en 2021, était la première incursion du chorégraphe belge dans une forme pour un grand ensemble de 17 danseurs et danseuses. Il renouvela l’expérience l’année suivante avec la Ballet de Flandre pour Futur Proche, confirmant son talent pour concevoir de larges pièces mettant en mouvements des groupes disparates et son goût pour des propositions musicales hors des sentiers battus , où le clavecin règne en maître. Avec un groupe contemporain pour any attempt.. ou le Ballet de l’Opéra de Flandre pour Futur Proche, Jan Martens offre deux pièces très construites, à l’écriture résolument politique. Et où la danse est en permanence célébrée comme vecteur esthétique majeur.
Flashback ! Juillet 2021, Festival d’Avignon. La fête est là de nouveau dans la cité papale, après la crise sanitaire. Et une rumeur enfle : il ne faut louper à aucun prix le spectacle de Jan Martens, avec ce nom à rallonge et en anglais : Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones. Le chorégraphe belge n’est pas inconnu, loin de là. Mais voilà qu’il fait un pas de côté, proposant une pièce pour un groupe de 17 danseuses et danseurs. Je n’étais pas à Avignon cette année-là. Mais le Théâtre de la Ville, co-producteur, a fait venir le spectacle à Paris à la Grande Halle de la Villette, pour une de ses dernières représentations hors-les-murs avant de retrouver son théâtre historique – enfin ! – place du Châtelet à Paris, en septembre. Comme à Avignon, dans une salle archi-comble, le spectacle a été ovationné. C’est ainsi depuis sa création. Il est en effet difficile de résister à Any attempt… Non pas que Jan Martens caresse le public dans le sens du poil. Le chorégraphe évite toute facilité. Mais il capte dès l’ouverture avec cette lente progression qui voit monter sur scène un danseur, puis une autre, puis quatre, et enfin tout le groupe sur un plateau strié de lignes et de diagonales dessinant des carrés, des triangles, des rectangles. Jan Martens impose la répétition musicale et gestuelle, laissant aussi chacune et chacun de ses interprètes exprimer sa singularité. Car c’est ce qui distingue ce groupe de dix-sept artistes : ils sont de toutes morphologies, de différentes origines et âgés de 18 à 71 ans.
Chacune et chacun semble offrir ce qu’il a à offrir. Jan Martens individualise le geste à hauteur de ses interprètes et de leurs techniques : larges fentes, longues séquences au sol, mouvements de bras répétés, tout cela dans une géométrie archi-calculée. Les repères au sol organisent le mouvement qui se transforme petit à petit en une longue parade collective, une marche mécanique comme une protestation. Portés par la musique de Kae Tempest et le Concerto pour clavecin et cordes du compositeur polonais contemporain Henryk Górecki, les 17 interprètes sont tous impeccables, laissant le regard passé de l’une à l’autre. Jan Martens casse ici ou là cette trop belle mécanique pour instiller des textes parlés, dénonçant le pouvoir des dominants, ou projetés, exprimant une violence à peine soutenable prenant la forme des sentences mal orthographiées et des menaces racistes, sexistes ou homophobes, qui nourrissent les réseaux sociaux. Le titre de la pièce prend alors tout son sens : Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, que l’on peut traduire par Toute tentative se soldera par des corps broyés et des os brisés, propos glaçants tenus par le dictateur chinois Xi Jinping, évoquant les manifestations pro-démocratiques de Hong-Kong. Jan Martens conclut, ceci-dit, sur une note d’optimiste avec un final en trompe-l’oeil d’une folle gaieté, comme un appel à une résistance joyeuse.
Bis repetita.Jan Martens revient à Avignon à l’été 2022, cette fois dans la Cour d’Honneur ! Il semble avoir pris goût aux grandes formes, sa pièce Futur Proche réunit aussi 17 interprètes. Mais cette fois, le chorégraphe a été sollicité par le Ballet Royal de Flandre. Pour la première fois, il collabore avec une compagnie sans avoir choisi les danseuses et les danseurs qui n’étaient pas nécessairement familiers de l’univers de Jan Martens. À voir ce qui se passe sur le plateau, la rencontre entre le chorégraphe et la troupe flamande fut féconde.
Au centre de la construction de Futur Proche se trouve le clavecin de Goska Isphording, qui joue sans discontinuer les oeuvres contemporaines de cinq compositeurs. Cette couleur musicale inattendue structure une pièce complexe qui mélange savamment danse, théâtre et vidéo. Un grand banc traverse la scène et les 17 interprètes y sont assis ou même affalés, vêtus comme à la ville, rien surtout qui pourrait ressembler de près ou de loin à un costume. Cette fausse nonchalance s’anime au son du clavecin, un à une pour former une double ronde autour de ce banc qui devient l’axe de cette révolution : tour sur soi-même et manège collectif où transparaît la technique classique de la compagnie que Jan Martens ne manque pas d’utiliser. Le chorégraphe ne cesse d’entremêler les langages contemporains et académiques et introduit une longue séquence vidéo fulgurante, laissant au public deux points de vue : ce qui se passe sur scène et ce que montre la caméra sur écran géant, dans un axe différent qui augmente la dimension avec une focale grossissante. Le tout finissant par se fixer en plongée sur le clavecin pour le voir s’agrandir, jusqu’à ce qu’il ne soit plus identifiable.
“Futur Proche interroge notre capacité d’évolution, de renouvellement, de transformation possible ou non au regard du monde en crise“, explique Jan Martens, par “une danse crue, rude, sauvage, j’ai souhaité amener cet état de crise sur scène…” . Il n’est pas certain que l’on saisisse tout à fait le projet de Jan Martens si l’on n’a pas lu sa note d’intention. C’est sans importance : ce qui se voit sur scène désarçonne et sidère. Futur Proche saisît par sa richesse et sa complexité. Jan Martens ne nous ne laisse jamais en paix.
Futur Proche de Jan Martens par le Ballet de l’Opéra de Flandre. Mercredi 26 avril 2023 à la Grande Halle de la Villette.
Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones avec Ty Boomershine, Truus Bronkhorst, Jim Buskens, Zoë Chungong, Piet Defrancq, Naomi Gibson, Kimmy Ligtvoet, Cherish Menzo, Steven Michel, Gesine Moog, Dan Mussett, Wolf Overmeire, Tim Persent, Courtney May Robertson, Laura Vanborm, Loeka Willems, Pierre Bastin, Georgia Boddez, Zora Westbroek, Lia Witjes-Poole, Paolo Yao, Camilla Bundel, Abigail Aleksander, Maisie Woodford, Simon Lelievre et Solal Mariotte. Vendredi 1 mai 2023 à la Grande Halle de la Villette. À voir en tournée internationale jusqu’en juillet.