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Ballet de Hambourg – La trilogie des ballets de Tchaïkovski par John Neumeier

50 ans à la direction du Ballet de Hambourg ! Une longévité unique au monde pour John Neumeier qui a façonné cette compagnie et créé un répertoire fort de  plus de 160 pièces. Pour ce jubilé, avant son départ l’an prochain, les “Ballett Tagen” (jours du ballet) offrent comme chaque année un riche festival, proposant pendant deux semaines une oeuvre nouvelle chaque jour. Le tout s’est ouvert avec Roméo et Juliette, le tout premier ballet de John Neumeier, et s’est poursuivi avec la présentation des trois chefs-d’oeuvre de Tchaïkovski : Casse-Noisette, Le Lac des Cygnes et La Belle au Bois dormant. John Neumeier aime se saisir d’un livret pour en construire sa propre version, plus en phase selon lui avec l’époque, tout en respectant la lettre, l’esprit et surtout les partitions de Tchaïkovski. Proposée en trois soirées consécutives, cette trilogie nous plonge dans l’univers esthétique de John Neumeier, élargissant le champ des possibles que recèlent les livrets de Casse-Noisette, Le Lac des Cygnes et La Belle au Bois dormant.

Casse-Noisette de John Neumeier – Ballet de Hambourg

Peu de chorégraphes ont une connaissance aussi pointue du répertoire classique. John Neumeier, rappelons-le, a chorégraphié toutes les symphonies de Gustav Mahler à l’exception de la seconde, écrit un ballet sur La Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach et bâti deux autres sur des partitions de Beethoven. Il est allé chercher les musiques qui lui convenaient pour concevoir de nouveaux ballets narratifs tels que La Dame aux camélias – son tube absolu – ou rassembler des musiques écrites par son ami Leonard Bernstein pour Bernstein Dances. Cette incroyable palette est chaque année offerte au public durant ces “Ballett Tagen”, qui s’achèvent traditionnellement par le Gala Nijinsky, pas moins de quatre heures de danses ! Mais l’un des événements de cette année de ce festival restait la reprise des trois ballets de Tchaïkovski. John Neumeier ne les avait pas présentés dans ce format depuis fort longtemps.

Comme de juste, c’est Casse-Noisette qui ouvre le bal : c’est le premier ballet de la trilogie que John Neumeier créât pour le Frankfurt Ballett en 1971, avant de le faire entrer au répertoire à Hambourg en 1974. Le chorégraphe a alors un peu plus de 30 ans et déjà ses choix fondamentaux sont là. Il enlève du livret co-écrit par Marius Petipa toute référence à Noël pour le remplacer par l’anniversaire de la jeune héroïne Marie. Il lui invente une soeur ballerine et Drosselmeyer devient dans cette version maître de ballet. Cet artifice permet à John Neumeier d’imaginer un hommage au ballet académique avec les deux rêves successifs de Marie, qui sous la houlette de Drosselmeyer, assiste à une répétition puis à une représentation d’un ballet. Le dernier acte reprend en partie les divertissements du livret, ôtant déjà les parties les plus contestables. L’ensemble est porté par les décors et costumes de Jürgen Rose, ami et collaborateur fidèle de John Neumeier avec qui il conçut la quasi-totalité de son oeuvre.

Casse-Noisette de John Neumeier – Ballet de Hambourg

Ce changement de perspective fonctionne merveilleusement. Drosselmeyer, personnage bouffon du premier acte, devient un maître de ballet virtuose dans les deux actes suivants. On retrouve cependant tout ce que l’on connaît de Casse-Noisette, comme la Valse des fleurs et les pas de deux que John Neumeier fait danser par Marie ou par sa soeur Louise. Moins sucré que les autres versions, plus cohérent dramatiquement, ce Casse-Noisette est une vraie réussite. Il a été représenté… 340 fois par le Ballet de Hambourg. Les balletomanes parisiens les plus anciens se souviendront d’avoir vu cette production lors d’une longue série en décembre 1993 au Ballet de l’Opéra de Paris. Un coup d’oeil sur Mémopéra pour ces représentations ressemble à un “dropping name” des Étoiles de  cette époque et des Étoiles à venir. Hélas, cette version de John Neumeier ne fut jamais reprise à Paris. Si ce n’est, de temps en temps, quelques variations au Concours de promotion.

Les interprètes d’aujourd’hui du Ballet de Hambourg sont irréprochables. C’est l’avantage de danser dans une compagnie dont le directeur est aussi le chorégraphe principal. Toutes et tous maîtrisent son langage, son goût des portés acrobatiques et spectaculaires. Olivia Betteridge (Marie), Xue Lin (Louise) et Aleix Martinez (Fritz) sont excellents. Mention spéciale pour Borja Bermudez qui campe un Drosselmeyer irrésistible : ridicule et fat dans le premier acte, celui de l’anniversaire de Marie, avant de camper dans les deux actes oniriques un maître de ballet qui est davantage un danseur remarquable. Ce Casse-Noisette, plus de 50 ans après sa création, est l’une des meilleures versions existantes.

Casse-Noisette de John Neumeier – Ballet de Hambourg

Ce goût de la mise en abyme, qui sera un leitmotiv des créations de John Neumeier, est plus problématique dans sa vision du Lac des Cygnes. On est en 1976. Le cinéaste italien Luchino Visconti a connu trois ans auparavant un immense succès avec Ludwig : le Crépuscule des dieux avec Helmut Berger dans le rôle-titre. À l’évidence, c’est là que John Neumeier trouve son inspiration pour Illusions – comme Le Lac des Cygnes (Illusionen- wie Schwanensee en allemand), pour cette version qui déplace complètement la focale. Oubliées Odette et Odile ! Le héros du ballet est le roi, qui avant même l’ouverture est jugé fou et emprisonné dans son château. Le livret est écrit sur une série de réminiscences plus ou moins heureuses. La première est très réussie. Dans sa prison, le roi, que l’on devine être Louis II de Bavière, contemple la maquette d’un de ses châteaux. L’on reconnaît le plus célèbre d’entre eux, celui de Neuschwanstein. On le retrouve ainsi quelques années en arrière dans  le chantier de construction. C’est le prétexte pour développer une superbe pastorale où se mêlent aristocrates, paysans et ouvriers. Des ensembles impeccablement réglés comme sait le faire John Neumeier.

La suite est beaucoup moins convaincante lorsque le roi se souvient d’une représentation du Lac des Cygnes à laquelle il assista. Cet artifice est quelque peu factice et fonctionne mal. John Neumeier déroule alors la chorégraphie de l’acte deux de Lev Ivanov mais sans la tension qui  préside à l’apparition d’Odette dans le livret original. Ce ballet dans le ballet met le personnage à distance puisque le héros est bel et bien le roi fou et emprisonné.  La troisième réminiscence est un bal masqué qui est l’occasion de dévider les danses hongroises, espagnoles et napolitaines du troisième acte pour se conclure sur un grand pas réunissant le Prince et la Princesse Natalia, interprétée par Ida Praetorius. Cette reprise de la chorégraphie du Cygne noir paraît également quelque peu plaquée et sans nécessité. Certes, on ne s’ennuie jamais dans cette version de John Neumeier, encore une fois soutenue par les sublimes décors de Jürgen Rose et par l’interprétation d’Alexandr Trusch, danseur et un acteur magnifique, que l’on a vu récemment à Paris lors du Gala hommage à Patrick Dupond. Il mène son personnage  dans tous ses méandres psychologiques et les névroses qui le torturent. Las ! On est très loin du Lac des Cygnes et John Neumeier a pris soin de le préciser dans le titre.

Illusions – comme Le Lac des Cygnes de John Neumeier – Ballet de Hambourg

Reste La Belle au Bois dormant, le moins représenté des ballets de Tchaïkovski et le plus difficile techniquement. John Neumeier l’avait produit au Ballet de Hambourg pour la première fois en 1978. Le ballet a ensuite très longtemps quitté le répertoire. Mais le chorégraphe a voulu y revenir l’an dernier. Il avait tout d’abord imaginé créer une toute nouvelle version avant de se raviser. Là encore, explique-t-il dans le programme, les décors et costumes de Jürgen Rose l’ont convaincu qu’il fallait rester fidèle à sa première rédaction. Il l’a certes retouchée mais c’est globalement celle de 1978. John Neumeier s’interroge évidemment sur la manière dont on peut transmettre ces versions de Marius Petipa et Lev Ivanov. Il est moins tenté par un retour aux sources comme l’ont fait Alexeï Ratmanski et Sergeï Vikharev que par le souci de trouver le moyen d’atteindre le public d’aujourd’hui.

Pour cette Belle au Bois dormant, John Neumeier imagine finalement un prince de notre temps. Comme dans sa version du Lac des cygnes, il est le vecteur principal de l’action, sur scène dès le lever de rideau à une partie de chasse avec ses amis. Un prince d’aujourd’hui qui porte jean et chemise et se perd dans cette forêt profonde. Il s’y endort pour un long rêve qui suit le destin de la princesse Aurore depuis sa naissance jusqu’à son mariage. Pas de fées mais des roses qui  les incarnent. Pour le reste, John Neumeier reste fidèle à la chorégraphie de Marius Petipa avec le redoutable Adage à la rose dansé par une superbe Anna Laudere qui jamais ne tremble sur ses pointes et tient de longs équilibres, et les divertissements du dernier acte dont il supprime ceux qui lui paraissent peu adéquats (Le Chaperon Rouge, Le Chat Botté…). John Neumeier a pris soin d’ajouter de nombreuses variations pour le rôle de Désiré interprété avec brio par Alessandro Frola.

La Belle au bois dormant de John Neumeier – Ballet de Hambourg

Aucune compagnie au monde ne pourrait proposer ces trois ballets aussi exigeants consécutivement. Solistes et corps de ballet sont sollicités en permanence. C’est chaque année une formidable performance du Ballet de Hambourg que de montrer quinze ballets différents pour se conclure par un long gala. Aucune troupe ne peut travailler à un tel rythme. Et pourtant, c’est un petit miracle chaque soir avec un rituel qui semble immuable : quelques secondes seulement avant le lever de rideau, John Neumeier arrive par une porte dérobée, s’assoit à sa place, la première du premier rang côté cour. Et chaque soir s’achève par une ovation debout. Voilà l’histoire d’un jeune américain venu du lointain Wisconsin qui aujourd’hui incarne une partie de l’identité et de l’âme de Hambourg. Il tirera sa révérence l’an prochain et il faudra sortir les mouchoirs.

La Belle au bois dormant de John Neumeier – Ballet de Hambourg

Casse-Noisette de John Neumeier avec Olivia Betteridge (Marie) Xue Lin (Louise), Aleix Martinez (Fritz) et Borja Bermudez (Drosselmeyer). Mardi 14 juin 2023 à Opéra de Hambourg.

Illusionen – wie Schwanensee de John Neumeier avec Alexandr Trusch (le Roi), Ida Praetorius (la Princesse Natalia) et Florian Pah (L’homme en noir). Mercredi 15  juin 2023 à l’Opéra de Hambourg.

La Belle au Bois dormant de John Neumeier avec Alessandro Frola (Prince Désiré), Anna Laudere (La Rose) et Madoka Sugai (une Jeune Fille). Jeudi 16 juin 2023 à l’Opéra de Hambourg. 

Les “Ballett Tagen” se poursuivent jusqu’au 9 juillet 2023.  

 



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