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Spectres d’Europe par le Ballet de l’Opéra du Rhin – Lucinda Childs / David Dawson / William Forsythe

Pour terminer sa saison, le Ballet de l’OnR – Ballet de l’Opéra national du Rhin – a proposé un programme Spectres d’Europe autour de son répertoire néo-classique. Soit deux pièces relativement récentes – Songs from Before de Lucinda Childs et On the Nature of Daylight de David Dawson – montrant deux façons très différentes de créer par le langage académique sur la musique de Max Richter. Et une entrée au répertoire du maître William Forsythe. Âgée de plus de 30 ans, sa pièce Enemy in the Figure est toujours aussi savoureuse, d’une richesse percutante dans un savant et réjouissant chaos organisé. Une soirée de haut vol, où les interprètes du Ballet du Rhin montrent une fois de plus leur versatilité et agilité artistique, dans trois pièces exigeantes. Et une belle fin de saison, récompensée il y a quelques semaines avec le Prix de la meilleure compagnie par le Syndicat de la critique.

Enemy in the Figure de William Forsythe – Ballet de l’Opéra du Rhin

Les répertoires des Ballets souffrent souvent des changements de direction. Chacun des nouveaux directeurs et directrices a l’envie naturelle d’imprimer sa marque, quitte à laisser de côté ce qui se faisait. Difficile ainsi de construire un répertoire sur le long terme, allant plus loin qu’un mandat de direction. Bruno Bouché a veillé à ne pas tomber dans ce piège au Ballet de l’OnR, proposant régulièrement une œuvre du répertoire de la compagnie, qui parfois n’avait pas été repris depuis de trop nombreuses années. Ce fut ainsi le cas de La Table verte de Kurt Jooss, l’un des chefs-d’œuvre du XXe siècle, lors d’un précédent Spectres d’Europe en 2018. Pour cette édition 2023, réflexion globale sur l’utilisation du langage académique dans le répertoire d’un ballet d’aujourd’hui, Bruno Bouché a choisi de reprendre Songs from Before de Lucinda Childs. Créée en 2009 pour le Ballet de l’OnR, la pièce n’avait pas été reprise depuis. Et seuls deux artistes de la création étaient encore sur scène pour ce retour. L’unité était pourtant bien là sur scène, pour une œuvre d’une grande harmonie.

Lucinda Childs utilise ici pleinement les bases de la danse classique – l’en-dehors, les pieds pointés, les lignes de jambes, au-delà même du vocabulaire. La technique n’est pas en soi virtuose, au premier sens du terme. La difficulté de Songs from Before réside avant tout dans la profonde exigence des placements, des entrées et sorties, surtout de la place que chacun et chacune a sur le plateau par rapport aux autres. C’est de là que naissent la véritable harmonie et la profonde beauté de cette pièce. Dans une scénographie lumineuse et un espace démarqué par de longs panneaux réfléchissants, les douze interprètes entrent et sortent du plateau dans de longues traversées de pas tombés. Petit à petit, des subtilités se créent, des arabesques se développent, un duo se met en place et se sépare.

La musique de Max Richter est ponctuée de textes de l’auteur japonais Haruki Murakami. Des pensées contemplatives sur ce qui l’entoure, des choses du quotidien, qui semblent banales comme tout mais révèlent un riche imaginaire. C’est aussi ce qui se passe dans la danse. Le début séduit par sa douce harmonie. Les artistes du Ballet de l’OnR ont parfois ce défaut des compagnies classiques dans la post-modern dance : celui de sembler trop légers, au sens premier du terme, lorsque l’on aimerait plus de poids dans le sol. Mais cette légèreté, cette vraie finesse du geste, prend son sens petit à petit. Et imperceptiblement, de cette danse songeuse naît une sorte de nostalgie, une vague d’émotions qui va et revient. Tout est absolument abstrait, mais chaque danseur et danseuses incarnent profondément chaque geste, donnant toute la complexité à ce monde un peu hors du temps. Cela donne une pièce d’un véritable éclat, laissant à la fois un sentiment d’apaisement comme d’imperceptibles cassures.

Songs from Before de Lucinda Childs – Ballet de l’Opéra du Rhin

Le duo On the Nature of Daylight de David Dawson est une toute autre façon de s’emparer du langage classique, cette fois-ci dans une grande virtuosité assumée. Montée en 2007 au Ballet de Dresde, alors qu’il était chorégraphe en résidence, la pièce est entrée la saison dernière au Ballet de l’OnR. Comme beaucoup de duo, voilà l’histoire d’un couple. Mais sur les moments où ils ne sont pas forcément ensemble : la première rencontre, les retrouvailles, la séparation. Et ce mystère qui fait, qu’à un moment, deux personnes s’accordent. La danse en soi est un peu attendue – il est difficile de distinguer David Dawson d’un autre chorégraphe néo-classique. Mais l’ensemble reste intelligemment construit. Et On the Nature of Daylight offre une riche partition aux soliste, à la fois dans la grande exigence technique – une partition chorégraphique redoutable – et une vraie liberté d’interprète. Ce soir-là, Di He et Rubén Julliard s’en sont emparés avec conviction et complicité, superbement virtuoses et dans une profonde sincérité.

On the Nature of Daylight de David Dawson – Di He et Rubén Julliard

Si l’on parle de néo-classique, l’on ne peut passer à côté du maître William Forsythe. Celui qui a inspiré tellement de chorégraphes d’aujourd’hui. Et qui d’ailleurs, après plus de 40 ans de carrière, revient en ce moment aux bases du langage académique avec sa série de Blake Works. Mais c’est l’une de ses anciennes pièces – Enemy in the Figure, montée en 1989 pour le Ballet de Francfort – que Bruno Bouché a choisi de terminer ce Spectres d’Europe. L’on retrouve ici l’habituel duo magique de l’époque, William Forsythe à la danse et Thom Willems pour la musique. Avec en plus un petit côté barré et rock’n Roll savoureux. Sur scène : six danseurs, cinq danseurs, un grand pan ondulé coupant le plateau, une corde et un projecteur. À partir de là, une infinie de possibilités, qui semblent se créer dans l’instant. Tout peut se passer, tout est possible, jusqu’au moment où le geste tranche.

Chacun et chacune sur scène semble évoluer sans lien avec les autres. L’un se lance dans une série de déboulés on ne peut plus académique, l’autre dans un moment plus en contorsion, un troisième dans une gestuelle ancrée au sol. Deux agitent la longue corde, un troisième manie le projecteur, jouant avec la lumière et transformant la danse, passant de la pure brillance au clair-obscur. Un véritable chaos, y compris dans les costumes. Mais un chaos formidablement organisé, où tout fait sens sans que l’on comprenne vraiment comment. Où chacun en scène est dans son monde et pourtant prodigieusement à sa place dans le collectif, pour que tout prenne sens, dans la plus parfaite, pure et désarmante clarté. Les interprètes se fondent avec une superbe aisance, là encore, dans ce langage si complexe. Aucune frontière ne se voit entre ce qui est improvisé – 20 à 30 % de la pièce, une improvisation guidée à travers des paramètres prédéfinis – de ce qui est écrit. Les pièces de William Forsythe permettent souvent aux artistes de briller lors de différents solos. Ce n’est pas forcément le cas ici, si ce n’est le percutant Pierre-Émile Lemieux-Venne. Les autres tirent plutôt leurs forces du collectif, et de trouver pleinement sa place au milieu des autres, nourris d’une chorégraphie d’une richesse infinie.

Enemy in the Figure de William Forsythe – Ballet de l’Opéra du Rhin

L’on savoure ainsi dans Enemy in the Figure, et dans tant d’autres pièces du chorégraphe, la complexité de la danse. Chaque geste ne ressemble à celui qui le précède. Aucun mouvement ne se finit comme on l’aurait imaginé. Tout est surprise, donnant ce sentiment assez fou que l’ensemble de la pièce est créé dans l’instant. Garder un regard analytique sur cette œuvre est pourtant une gageure. Car il y a chez William Forsythe, et qui se ressent fortement dans cette pièce et de l’interprétation du Ballet de l’OnR, quelque chose d’assez magique : l’instinct de la danse qui prend le pas sur tout. On lâche prise alors de toute analyse complexe du mouvement pour plonger les deux pieds et sans réfléchir dans ce moment de danse absolument réjouissant.

 

 

Spectres d’Europe par le Ballet de l’Opéra du Rhin. Songs from Before de Lucinda Childs, avec Deia Cabalé, Noemi Coin, Audrey Becker, Leonora Nummi, Lara Wolter, Dongting Xing, Pierre Doncq, Cauê Frias, Erwan Jeammot, Jesse Lyon, Marwik Schmitt et Alain Trividic ; On the Nature of Daylight de David Dawson avec Di He et Rubén Julliard ; Enemy in the Figure de William Forsythe, avec Susie Buisson, Marta Dias, Alice Pernão, Brett Fukuda, Ana Enriquez, Julia Weiss, Jesse Lyon, Rubén Julliard, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Ryo Shimizu et Avery Reiners. Mardi 28 juin 2023 à l’Opéra de Strasbourg.

 



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