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Sahar Dehghan, danseuse dans “Cabaret de l’Exil” de Bartabas : “Je danse au-delà des frontières, au-delà des mots”

Ses deux apparitions dans le magnifique troisième volet du Cabaret de l’Exil de Bartabas, dédié aux Femmes Persanes sont d’une beauté à couper le souffle. La danseuse et chorégraphe Sahar Dehghan pratique la danse soufie, traditionnellement réservée aux hommes, depuis de nombreuses années. Artiste exilée et engagée, elle se bat pour la liberté du peuple iranien, danse pour les droits de ses “sœurs” iraniennes, mais aussi de toutes les femmes à travers le monde.

 

Sahar Dehghan, danseuse soufie

 

Comment s’est faite la rencontre avec Bartabas ?

Il y a une dizaine d’années, j’avais vu Calacas à Martigues. C’était le premier spectacle équestre avec une mise en scène incroyable auquel j’assistais. Mais nous ne nous connaissions pas avec Bartabas. C’est son assistante qui m’a contactée pour m’inviter à passer l’audition. Je pense qu’il avait déjà une vision de ce qu’il voulait par rapport à la danse soufie, quelque chose de traditionnel comme on peut le voir dans la première danse que j’interprète. Et finalement, il m’a laissé aller vers autre chose sur la seconde danse, quelque chose de plus engagé, de plus rebelle aussi.

 

Comment avez-vous travaillé ?

Avant de rejoindre le reste de la distribution, j’ai surtout travaillé toute seule. Dans ce spectacle Cabaret de l’Exil – Femmes Persanes, il y a quelque chose que je n’avais jamais fait avant : je danse sur un tout petit plateau au milieu de l’eau. J’avais déjà dansé dans des espaces très petits mais la lumière autour de moi me permettait d’avoir une vraie notion de l’espace. Là je ne vois rien. Le spot sur moi est éblouissant. Et autour, tout est noir. C’est ce qui fait que le rendu est absolument génial. Dans la danse soufie, l’homme, ici la femme, est vraiment le symbole de la verticalité, le lien entre le terrestre et le céleste. C’est ce que cette danse suggère.

 

Les jeunes artistes en Iran aujourd’hui font preuve d’une créativité incroyable parce qu’on leur interdit beaucoup de choses.

 

Vous avez donc appris à composer avec ces contraintes ?

Je me suis que j’allais essayer d’en faire autre chose, de dépasser cette difficulté. Pour moi, c’est très symbolique par rapport à ce qui se passe en Iran et ailleurs. Les femmes y sont limitées, empêchées. Elles n’ont pas les mêmes droits. Et elles vont chercher ailleurs pour rester créatives, pour aller au-delà de leurs capacités. Les jeunes artistes en Iran aujourd’hui font preuve d’une créativité incroyable parce qu’on leur interdit beaucoup de choses.

 

Vous l’avez pris comme un challenge ?

Oui, au départ. Et quand j’ai commencé à vraiment m’entraîner, j’ai un peu perdu confiance. Parce que je n’arrivais pas à danser comme d’habitude, je n’avais pas le même équilibre. Tout le monde m’a donné des conseils. Le fildefériste Stéphane Drouard m’a conseillé de m’entraîner dans des conditions plus difficiles que celles de la scène et pas l’inverse. Je me suis donc entraînée sur un plateau penché et j’ai gagné en stabilité. Depuis que je danse, j’ai toujours essayé d’innover, de ne pas m’enfermer dans quelque chose de traditionnel.

 

Sahar Dehghan, dans Cabaret de l’Exil – Femmes persanes de Bartabas

 

Comment avez-vous vécu le fait d’avoir comme partenaire un cheval ? C’est un animal que vous connaissiez ?

J’avais découvert Raoul, ce magnifique cheval blanc dans Irish Travellers, le précédent spectacle de Zingaro. J’ai eu l’impression d’être en présence d’un vrai danseur avec sa façon de se mouvoir un peu sauvage. J’ai trouvé ça génial que Bartabas lui donne cette liberté de vraiment danser. Personne ne le force à faire quoi que ce soit. Et moi, je lui fais entièrement confiance. Je me reconnais dans son côté rebelle et sauvage. Sa liberté est inspirante. Quand il court à toute vitesse, il peut trébucher, ralentir ou juste perdre un peu son galop puis le reprendre tout de suite. Il m’inspire énormément.

 

Est-ce un électron libre ou sentez-vous qu’il a conscience de votre présence ?

Ce cheval a totalement conscience de ma présence. Je pense que je suis sa première partenaire de danse. Et il est très respectueux. Et il me motive vraiment. C’est une expérience inédite et très stimulante. J’adore la façon dont il me regarde du coin de l’œil en sortant de scène. Mais bien plus que deux partenaires, je suis convaincue que nous ne faisons qu’un dans ce duo-solo mi-cheval mi-femme. Je suis une partie de lui, lui une partie de moi.

 

Votre relation aux musiciennes présentes sur le plateau est aussi très importante ?

Oui, nous sommes comme des sœurs qui racontons une histoire. Les mouvements me sont un peu venus justement inspirés par l’histoire de ces quatre musiciennes iraniennes et de toutes les Iraniennes que je connais. Je voulais raconter mais sans que cela devienne un slogan politique. Le fait de libérer mes cheveux est notamment un acte de rébellion. En soutien à Mahsa Amini, beaucoup de femmes ont coupé leurs cheveux. Moi je pense qu’on doit danser avec nos cheveux plutôt que les raser. Les cheveux sont notre force, d’où cette façon de les lâcher comme une crinière de cheval. À la fin de ma deuxième danse, je tire une flèche imaginaire et je serre le poing. C’est un hommage au combat des femmes iraniennes. Il existe un personnage dans la mythologie iranienne, une guerrière qui s’appelle Gordafarid. Une des musiciennes en plaisantant a dit : “Tu es notre Gordafarid.” Pour moi, c’est révélateur parce que je me suis toujours engagée, même avant le mouvement Femme, vie, liberté pour soutenir le combat des femmes et la liberté en Iran. Décider de faire de la danse mon métier était déjà une façon de m’engager.

 

Au-delà d’un choix artistique, être danseuse soufie c’est un engagement politique ?

Quand je vivais en Iran, enfant, on dansait dans ma famille. Mais c’était toujours en privé, voire caché. Je pensais que c’était normal. Ensuite, je suis arrivée en France, ma mère m’a emmenée à la Fête de la Musique à l’âge de 9 ans. Et là, j’ai eu le choc de ma vie. Les gens dansaient dans les rues. Je me suis dit que si moi je pouvais danser alors que d’autres femmes iraniennes ne le pouvaient pas, j’allais le faire pour elles.

 

Décider de faire de la danse mon métier était déjà une façon de m’engager

 

Que cherchez-vous à exprimer en dansant ?

Ce qui m’intéresse dans cette spirale que dessine la danse soufie, c’est l’idée d’aller au-delà des frontières, au-delà des mots, de me sentir connectée à la terre mais aussi à l’univers tout entier. En plus quand vous tournez pendant un moment, la spirale vous emmène vers un état un peu de l’ordre de la transe, un sorte de lâcher prise où le cerveau commence à ne plus trop réfléchir. Décrocher du mental, du calcul, de l’analyse par le fait d’être peu étourdie par le vertige permet d’être un peu comme dans un rêve éveillé qui me rend créative.

Les premières années où j’ai commencé, aucune femme n’avait le droit de danser. J’ai même été menacée. Au fil des années, j’ai appris à être plus libre dans mes mouvements, à agiter mes bras, à lâcher mes cheveux, à insuffler autre chose à cette danse.

 

Ce troisième volet de Cabaret de l’exil est un hommage aux artistes en exil qu’elles soient afghanes ou iraniennes. Vous qui avez quitté l’Iran depuis des années, avez-vous la sensation d’être en exil ?

J’ai ce désir constant, tous les jours toutes les nuits, de retourner en Iran pour voir ma famille là-bas, voir les lieux de mon enfance, les paysages, l’architecture. Ce désir et cette nostalgie sont ancrés en moi. C’est pourquoi j’ai un lien très fort avec les autres artistes exilés qui arrivent en France.

 

Sahar Dehghan, dans Cabaret de l’Exil – Femmes persanes de Bartabas

 

Est-ce la raison pour laquelle vous vous sentez cette responsabilité de porter la voix des femmes iraniennes ?

Totalement. Même si dans ce spectacle je veille à ne pas décider pour le reste de l’équipe. Ce que je fais c’est pour les droits des femmes en général. J’ai pris des positions très engagées mais je me dis aussi qu’aujourd’hui, il y a d’autres personnes qui peuvent porter un discours politique. À travers la danse j’en dis déjà beaucoup. Rien que le fait d’être une femme, d’être Iranienne et de danser, signe mon engagement. Et je ne suis pas près d’arrêter de tourner.

 

Cabaret de l’exil – Femmes persanes. Scénographie, conception et mis en scène de Bartabas assisté d’Emmanuelle Santini. Représentations complètes jusqu’au 31 mars. Reprise du spectacle pour 38 représentations exceptionnelles du 8 novembre au 31 décembre 2024.


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