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Le NYCB en tournée au Sadler’s Wells – Justin Peck / George Balanchine / Pam Tanowitz / Kyla Abraham

Entre sa saison d’hiver qui s’est terminée début mars et sa saison de printemps qui démarre en avril, et qui marquera ses 75 ans, le New York City Ballet est passé par le Sadler’s Wells à Londres. Pour un programme qui faisait la part belle à ses créations récentes. Autour de Duo Concertant de George Balanchine, interprétée entre autres par la magistrale Megan Fairchild, étaient ainsi présentés Rotunda de Justin Peck (chorégraphe résident de la compagnie), Gustave le Gray No.1 de Pam Tanowitz se tournant plus vers la post-modern dance et Love Letter de Kyla Abraham, pièce résolument grand public sur la musique de James Blake. Quatre pièces fort différentes dans leurs univers. Mais qui toutes mettaient en valeur les talents de la troupe dans toute la spécificité de leur technique : une vivacité permanente dans le mouvement et une connexion profonde à la musique. Une soirée qui permettait, au-delà de George Balanchine et Jerome Robbins, de découvrir un autre visage du NYCB, celui tourné avec avidité vers la création.

 

Love Letter (on shuffle) de Kyle Abraham – Jules Mabie et Taylor Stanley – NYCB

 

Le festival Les Étés de la Danse a régalé pendant plus de dix ans nos étés parisiens. Chaque année était invitée une troupe, souvent américaine mais pas que, pour trois semaines intensives de spectacles, ponctués de cours publics, stages et projections. C’était un moyen unique de se plonger durablement dans l’univers d’une grande compagnie internationale, d’appréhender son école et son style en profondeur, de mieux connaître ses stars comme ses jeunes talents. Parmi les grandes éditions des Étés de la Danse reste indéniablement l’été 2016, avec la venue du New York City Ballet. Pendant trois semaines, ce fut un festin Balanchine/Robbins, ponctués de quelques passionnantes pièces récentes. Et l’occasion rare de voir, de mieux appréhender et de se laisser séduire par cette façon unique de danser, que l’on ne retrouve qu’au NYCB : une énergie vive et constante, presque un peu show-off, des gestes larges, un lien indéfectible à la musique et une danse qui semble être presque constamment improvisée.

Et c’est exactement ce que l’on retrouve dès les premières mesures de Rotunda de Justin Peck, qui ouvre le programme du NYCB en tournée au Théâtre Sadler’s Wells de Londres. Voilà huit ans que je n’avais eu l’occasion de voir la troupe américaine en scène, la tentation fut donc trop grande de traverser la Manche. Allongé au sol, Daniel Ulbricht marque le lever de rideau. Comme un temps de respiration avant une débauche d’une danse vive et précise, aimant les désaxements, les petits twists qui s’amusent d’un vocabulaire classique enlevée et d’une forte complexité technique. Solo, duo, trio ou petits ensembles s’enchaînent, entrecoupé de ces mêmes retrouvailles en cercle au centre du plateau, comme quelques secondes pour reprendre son souffle avant de s’élancer à nouveau dans ce qui semble être une course folle, une danse aux prises avec la musique du compositeur américain Nico Muhly.

 

Rotunda de Justin Peck – NYCB

 

Créé en 2020 (juste avant le Covid), Rotunda est arrivé sur scène alors que la compagnie retrouvait une certaine harmonie dans sa direction, après quelques années plus chaotiques et quelques scandales. Il y a là comme une certaine unité retrouvée, en tout cas une belle cohésion artistique. Et la joie de danser ensemble porte ce ballet. Justin Peck, chorégraphe résident de la compagnie, semble connaître par cœur chaque interprète. Et prend plaisir à leur ciseler une danse sur-mesure, mettant aussi bien en avant les qualités intrinsèques de la troupe que les personnalités de chacun et chacune. On est séduit ainsi devant l’éclat de Unity Phelan, encore dans le corps de ballet en 2016, désormais Principal. On retrouve avec joie Sara Mearns, au charme toujours un peu énigmatique en scène. Tout comme Daniel Ulbricht, au formidable solo, qui semble être celui qui donne le la et le temps aux autres tout au long du ballet, lui l’un des Principals les plus anciens de la compagnie. Finalement, Rotunda tient plus par son vent de fraîcheur et l’immense plaisir que l’on a de retrouver le NYCB que de sa singularité – l’ensemble, très efficace, reste néanmoins attendu. Cela n’en reste pas moins une séduisante entrée en matière pour un programme tourné vers la création.

Avec trois, quatre, cinq, voire plus, nouveaux ballets par saison, le NYCB a la création dans son ADN. La plupart suivent l’exemple-type d’une pièce de George Balanchine : 20 à 30 minutes et sur pointes, utilisant le langage académique. L’art réside donc dans une façon plus ou moins unique ou nouvelle d’utiliser cette technique pour le ou la chorégraphe, toujours en lien profond avec des partitions très variées. C’est cette perspective, au-delà de son répertoire, qu’a choisi de montrer à Londres la compagnie américaine, avec trois pièces récentes sur quatre que compte le programme. Après l’attendu Rotunda de Justin Peck, vient donc Gustave Le Gray No.1 de Pam Tanowitz, créé en 2019 et entré au répertoire du NYCB en 2022. D’emblée, ce ballet frappe par une esthétique très marquante, faite de costumes académiques rouge vif et flottants, tranchant sur le ton neutre du mur de scène. Sur scène, quatre interprètes répètent minutieusement une phrase chorégraphique puissante, interagissant avec le pianiste en scène jouant la partition de Caroline Shaw Gustave Le Gray, imperturbables face aux agissements de ce dernier qui peut arpenter la scène. Le pianiste devient ainsi l’élément perturbateur d’un ensemble bien ordonné, y apportant l’humour et l’absurde à une danse épurée et dénuée de fioriture. Pam Tanowitz s’inspire ici de la post-modern dance, si familière quand on habite New York. En France, même si les troupes de Merce Cunningham, Trisha Brown ou Lucida Childs sont venues ou viennent depuis des années, ce courant nous est encore comme un peu étranger, presque obscur, auxquels il nous manque toujours quelques clés. Après le choc visuel du début, ce ballet me laisse donc un peu plus hésitante, comme s’il me manquait une culture de base pour l’apprécier à sa juste valeur. Il n’en reste pas moins un contrepoint bienvenu entre deux pièces qui ne s’économise pas d’une débauche d’énergie.

 

Gustave Le Gray No.1 de Pam Tanowitz – Naomi Corti et Adrian Danchig-Waring – NYCB

 

Love Letter (on shuffle) de Kyle Abraham, créé en 2022 pour la compagnie, ne ménage pas ses efforts en effet pour séduire un public plus jeune et néophyte. Des costumes intrigants et bigarrés signés Giles Deacon, des lumières enveloppantes de Dan Scully sachant créer des ambiances différentes, le mainstream James Blake pour la musique. Et une chorégraphe efficace et sans temps mort alternant avec intelligence solo, duo et ensemble, soucieuse de casser certains clichés de genre de la technique classique avec des pas de deux masculins. La danse y est moins riche que Rotunda qui a ouvert la soirée. Et s’attaquer avec les pointes à la musique de James Blake reste délicat : William Forsythe fait la même chose avec ses Blake Works, qui, s’ils ne comptent pas parmi ses chefs-d’oeuvre, n’en restent pas moins d’une inventivité et d’une complexité folles. La comparaison est inévitable et clairement pas en faveur de Kyle Abraham. Néanmoins, le tout est diablement efficace. Le chorégraphe sait créer des ambiances et des jeux d’émotions, entre danse, lumières et musiques. Et il s’appuie avec maestria sur les fortes personnalités qu’il met en scène. Avec en premier lieu Taylor Stanley, Principal au charisme débordant et profondément singulier. C’est lui qui fait le liant entre les différents passages, donne le ton de l’énergie, semble guider les autres qui se mettent au diapason. Si Love Letter (on shuffle) peut agacer au début, il reste ainsi difficile de résister à son efficacité et à son énergie percutante, là encore faite sur-mesure pour les qualités de la compagnie.

Duo Concertant de George Balanchine restait seule pièce du répertoire ponctuant ce programme de récentes créations. Et quelle pièce ! Un duo magistral, véritable leçon de danse, d’inventivité chorégraphique et de fusion avec la musique. Voyez la musique et écoutez la danse, aimait dire le chorégraphe. Duo Concertant en est l’une des plus belles illustrations, véritable quatuor entre un danseur, une danseuse, une pianiste et un violoniste autour de la musique de Stravinsky. Quand le rideau se lève, Megan Fairchild et Anthony Huxley sont accoudés au piano. Ils écoutent les deux musiciens converser, visiblement à la meilleure place du monde. Puis ce sont à eux de prendre possession de la scène, à travers l’adage et des variations. Aux musiciens, alors, de les regarder et de s’effacer un peu. Les rôles changent à nouveau, dans une conversation à la fois charmante et désarmante de simplicité, comme d’une complexité folle et d’une grande profondeur spirituelle. Anthony Huxley y est formidable. Mais c’est bien Megan Fairchild la reine de ce ballet. La danseuse a cette chance presque miraculeuse : celle d’avoir l’expérience et la connaissance de 20 ans de carrière tout en ayant gardé la frayeur technique de ses 25 ans. L’œuvre est splendide, son interprétation l’est tout autant, pour un moment d’une absolue beauté. Preuve d’une compagnie sachant aussi bien regarder vers l’avenir sans jamais oublier d’où elle vient.

 

Duo Concertant de George Balanchine – Megan Fairchild et Anthony Huxley – NYCB

 

Le New York City Ballet

Rotunda de Justin Peck, avec Sara Mearns, Miriam Miller, Jacqueline Bologna, Sara Adams, Indiana Woodward, Unity Phelan, Daniel Ulbricht, Victor Abreu, Adrian Danchig-Waring, Sebastián Villarini-Vélez, Jules Mabie et Gilbert Bolden III.

Duo Concertant de George Balanchine avec Megan Fairchild et Anthony Huxley, Elaine Chelton (piano) et Kurt Nikkanen (violon).

Gustave Le Gray No.1 de Pam Tanowitz avec Naomi Corti, Adrian Danchig-Waring, Ruby Lister et Mira Nadon, Stephen Gosling (piano).

Love Letter (on shuffle) de Kyle Abraham, avec Olivia Boisson, Jacqueline Bologna, Naomi Corti, Christopher Grant, Emily Kikta, Ruby Lister, Malorie Lundgren, Jules Mabie, Alexa Maxwell, Roman Mejia, Mckenzie Bernardino Soares, Taylor Stanley, Quinn Starner, Kennedy Targosz et Peter Walker.

Samedi 9 mars 2024 au Théâtre Sadler’s Wells de Londres.

 

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