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Ouvertures de Tchaïkovski d’Alexeï Ratmansky – Ballet de Bavière

Le Festival de ballet annuel du Bayerisches Staatsballett – Ballet de Bavière – est le point d’orgue de la saison de la compagnie munichoise. Elle offre une occasion unique de revoir les pièces de la saison écoulée et d’en découvrir de nouvelles. Laurent Hilaire, qui préside désormais aux destinées de la compagnie, avait programmé entre autres la dernière création d’Alexeï Ratmansky pour la compagnie : Ouvertures de Tchaïkovski. Ces partitions destinées originellement à être interprétées en concert sont aussi fondées sur des évocations littéraires, issues de trois chefs-d’œuvre de William Shakespeare : Hamlet, La Tempête et Roméo et Juliette. Maître incontestable et chorégraphe indispensable de l’époque, Alexeï Ratmansky a bâti une  soirée en trois temps, développant un raffinement constant dans sa chorégraphie et faisant la part belle aux solistes masculins de la compagnie.

 

Ouvertures de Tchaïkovski d’Alexeï Ratmansky – Ballet de Bavière

 

Alexeï Ratmansky a à peu près tout fait. Depuis ses premiers pas comme chorégraphe à l’orée des années 2000, il a construit un répertoire sans égal. Ses débuts furent au Mariinsky de Saint-Pétersbourg avec Cendrillon de Prokofiev, qui lui ouvrit les portes du Ballet du Bolchoï en 2002 et dont il devient le directeur de 2004 à 2008. Il mit un coup de pied dans cette gigantesque fourmilière, ouvrit les portes du plus célèbre théâtre de Russie à des artistes occidentaux et démontra ses qualités intrinsèques de chorégraphe. Il recréa les ballets narratifs de Dmitri Chostakovitch qui étaient tombés dans l’oubli, ainsi qu’un Corsaire d’anthologie avant de quitter la Russie pour New York et devenir chorégraphe résident de l’American Ballet Theatre, tout en collaborant avec la maison d’à côté, le New York City Ballet. Il put tout à la fois écrire de nouveaux ballets narratifs ou se plonger dans les notations Stepanov pour reconstituer des versions historiques de La Belle au Bois dormant et du Lac des Cygnes. Tout aussi à l’aise dans une veine abstraite, il a pioché dans l’immense répertoire de Chostakovitch pour écrire une de ses plus belles pièces, Concerto DCSH, entré depuis au répertoire d’autres compagnies dont le Het Nationale Ballet. Une chronique ne suffirait pas à évoquer les ballets qui ont jalonné une carrière couronnée de succès. Avant la guerre en Ukraine, Alexeï Ratmansky travaillait sur une nouvelle version de La Fille du Pharaon d’après Marius Petipa pour le Mariinsky et avait de nombreux projets avec le Bolchoï. Las ! Le chorégraphe, dont l’épouse est ukrainienne et qui a fait ses classes au Ballet de Kiev, a quitté la Russie dès l’invasion russe de l’Ukraine et porte haut la cause du peuple ukrainien sur les réseaux sociaux, mais aussi en soutenant les danseuses et danseurs ukrainiens.

S’il a renoncé, comme la quasi-totalité des chorégraphes occidentaux, à travailler en Russie, Alexeï Ratmansky n’en reste pas moins très prolifique. Il a tissé au fil des ans des liens très étroits avec de nombreuses compagnies, notamment le Ballet de Bavière. Il y monta une remarquable Paquita en 2014, qui hélas a trop vite quitté l’affiche. Le chorégraphe est revenu collaborer avec la troupe allemande pour imaginer ces Ouvertures de Tchaïkovski. À l’instar de qu’il avait imaginé avec Concerto DSCH, le chorégraphe, qui a monté les trois ballets composés par Tchaïkovski, a puisé dans le vaste répertoire du compositeur russe. Cette pièce n’est ainsi pas tout à fait narrative sans être non plus exclusivement abstraite. Et la soirée aurait pu tout aussi bien s’appeler Impressions de Shakespeare car c’est le génie britannique qui donne la cohérence de ce programme : les Ouvertures de Tchaïkovsky font en effet toutes référence à des pièces iconiques du dramaturge anglais.

 

Ouvertures de Tchaïkovski d’Alexeï Ratmansky – Ballet de Bavière – Osiel Gouneo

 

La première Ouverture rassemble Élégie et Hamlet Fantaisie. Il ne s’agit nullement de raconter le destin du personnage le plus célèbre du théâtre élisabéthain mais d’en proposer une évocation, une rêverie, un songe. Chorégraphiquement, cette première partie est divisée en deux moments distincts qui révèlent deux facettes de la personnalité de ce personnage ambigu, prince obsessionnel et torturé. Shale Wagman incarne une première évocation d’un Hamlet fantomatique comme hermétique au monde qui l’entoure. Sa danse est une pure merveille, fluide, nuancée, incarnée. Le jeune danseur canadien, formé à l’Académie Princesse Grace  et lauréat du Prix de Lausanne en 2018, a rejoint la compagnie bavaroise en 2021 et a été promu Premier soliste par Laurent Hilaire. Il irradie sur scène autant par sa technique implacable que par une sensibilité retenue qui passe la rampe. Osiel Gouneo, superstar de la compagnie, prend le relais pour un Hamlet tellurique, violent, plein de rage, abandonnant sa promise Ophélie sans remords aucun. Le danseur cubain est une bête de scène que le public parisien a pu applaudir dans Roméo et Juliette à l’Opéra Bastille en 2021. Volontiers cabotin, il sait retenir sa fougue naturelle pour entrer dans la peau et dans l’âme du Prince du Danemark. Sa danse est brillante et volcanique.

Ces deux danseurs sont entourés par un corps de ballet de grande tenue. On pressent que Laurent Hilaire a su insuffler à la compagnie quelques principes de l’école française avec un travail soigné du bas de jambe et un surcroît de raffinement. Quant à Alexeï Ratmansky, son art chorégraphique est époustouflant. Il réunit à la fois les qualités inégalables de la danse russe, son immense liberté, son ampleur mais aussi ce souci de la perfection géométrique qu’il a acquis en travaillant au New York City Ballet où rôde toujours le fantôme de George Balanchine. Voilà comment il crée aujourd’hui des ballets qui sont des pépites, où il alterne des ensembles au cordeau comme on les voit au New York City Ballet, des pas de deux au lyrisme typiquement russe et des solos d’une superbe inventivité. Aucun chorégraphe depuis George Balanchine n’est doté d’une telle musicalité alliée à une connaissance  encyclopédique du répertoire.

 

Ouvertures de Tchaïkovski d’Alexeï Ratmansky – Ballet de Bavière

 

 

Ouvertures de Tchaïkovski continue avec La Tempête, où l’on retrouve tout le savoir-faire du chorégraphe. La dernière pièce de Shakespeare, emberlificotée et parfois peu compréhensible, débute par un cataclysme naturel, une tempête majuscule,  formidablement dépeinte par la scénographie de Jean-Marc Puissant qui signe aussi les costumes de cette production. Pièce ambitieuse pour 28 danseuses et danseurs, c’est la seule des trois parties qui soit en tutus. Alexeï Ratmansky y démontre une aisance absolue de l’organisation dans l’espace. C’est encore un danseur qui illumine cette tempête. Antonio Casalinho n’usurpe pas son grade de soliste dans la compagnie. Lui aussi a remporté le Prix de Lausanne en 2021. Le danseur portugais n’a que 20 ans et on ne risque pas grand-chose à parier qu’il tiendra le haut de l’affiche de ces prochaines années.

Roméo et Juliette referme le programme. Alexeï Ratmansky a allié avec bonheur deux partitions : un duo chanté pour soprano et ténor et l’ouverture-fantaisie du même nom. C’est sans doute la partie la plus déconcertante. Le chef-d’œuvre de Shakespeare a inspiré une partition géniale à Prokofiev et livré de nombreuses versions de ce ballet narratif, dont Alexeï Ratmansky a d’ailleurs proposé la sienne. Pour cette soirée, l’idée n’est pas de raconter une fois encore la destinée des amants de Vérone, ce qui serait une gageure en 35 minutes, mais de montrer des images chorégraphiques qui laisseraient libres chacune et chacun de s’imprégner de cette proposition pour construire sa propre vision des personnages. Et 18 artistes sur scène pour un ballet d’une beauté confondante. Julian MacKay, wonder boy du Ballet de Bavière, seul danseur étranger ayant achevé ses études à l’Académie de chorégraphie de Moscou du Bolchoï, est phénoménal. Laurent Hilaire n’a pas perdu un instant pour lui proposer d’emblée un contrat de Principal, le plus haut grade de la compagnie, lorsque son contrat n’a pas été renouvelé à San Francisco. On devine à l’intensité de sa danse qu’il peut tout interpréter. Son évocation de Roméo touche au plus profond, avec la complicité de sa partenaire Maria Baranova.

 

Ouvertures de Tchaïkovski d’Alexeï Ratmansky – Ballet de Bavière – Julian MacKay et Maria Baranova

 

On frôle la perfection dans cette soirée. Alexeï Ratmansky est aujourd’hui sans égal sur l’étroite planète de la danse académique. Regrettons que la France ait raté son histoire avec un chorégraphe essentiel. Les deux pièces commandées par le Ballet de l’Opéra de Paris ont été reléguées depuis plus de dix ans. On espérait surtout qu’elles seraient le prélude à un projet plus vaste qui n’est jamais venu. Il n’est pas trop tard pour y remédier tant Alexeï Ratmansky dispose d’une créativité inépuisable. Le Ballet de Bavière défendexcellemment son répertoire. La compagnie s’est déjà considérablement améliorée depuis l’arrivée de Laurent Hilaire au printemps 2022. Il y a mis du sang neuf et ouvert le répertoire vers d’autres territoires. Et la troupe dégage un bonheur de danser qui ravit et montre une insolente jeunesse aux multiples talents.

 

Ouvertures de Tchaïkovski d’Alexeï Ratmansky – Ballet de Bavière – Yonah Acosta et Antonio Casalinho

 

Ouvertures de Tchaïkovski (Hamlet/La Tempête/Roméo et Juliette) d’Alexeï Ratmansky par Ballet de Bavière. Avec Shale Wagman, Maria Baranova, Julian MacKay, Bianca Teixeira, Osiel Gouneo, Madison Young, Jinhao Zhang, Antonio Casalinho et Yonah Acosta, Evguenia Sotnikova (soprane), Joans Hacker (Ténor). Jeudi 18 avril 2024 au National Theater München.

Le Ballet de Bavière donne Roméo et Juliette de John Cranko d’ici la fin de la saison. Le programme de la saison 2024-2025 est en ligne.

 

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