Cartel de Michel Schweizer – Le souvenir de la danse
On n’attend pas forcément d’un danseur qu’il parle. Voir qu’il soit pourvu de réflexion sur son art. On lui demande souvent juste de danser. Certains ont même un vrai rebut pour tout ce qui tente d’expliquer ce qui se passe derrière le rideau. Pourtant, qui peut mieux qu’un danseur expliquer ce qu’il en est dans son corps ? Michel Schweizer a donc décidé de leur laisser la parole dans son dernier spectacle Cartel, pièce où la danse est incroyable vivante, même si on n’y danse pas beaucoup.
Deux danseurs ont la parole sur scène (trois à l’origine mais Cyril Atanassoff a déclaré forfait pour blessure – ah le quotidien du danseur). Il y a Jean Guizerix, ancienne grande Étoile de l’Opéra de Paris transformé par Merce Cunningham, et Romain Di Fazio, jeune danseur de 19 ans se posant plein de questions existentielles en courant les auditions. Entre eux s’instaure un dialogue de souvenirs, de gestes qui se passent. Jean Guizerix explique ainsi ce qu’est la danse des mains, ce truc des danseurs pour apprendre des pas sans les faire, en les marquant avec les mains. Il présente un enchaînement – saut de chat, cabrioles, glissade, entrechat – ses mains volent et dansent déjà, avant que Romain Difazio ne reprenne pour de vrai. La danse, une histoire de transmission, l’arcane de ce spectacle.
Jean Guizerix ne raconte pas sa vie en long et en large, mais deux épisodes de transmission qui l’ont profondément changé, et qui après tout résument sa façon de voir la danse. D’abord Abderam, le rôle de Raymonda, appris par Rudolf Noureev. À 68 ans, Jean Guizerix s’élance à nouveau. Et tout est là. La précision du corps, l’intention du mouvement. Le décor de Raymonda semble apparaître, le parfum du ballet plane à nouveau. On est danseur toute sa vie, même quand le corps ne sait plus faire un manège de grands jetés. Il y a quelque chose de bien plus profond que la technique. Jean Guizerix évoque ensuite longuement Merce Cunningham, qui a profondément changé sa façon de travailler et de voir les choses. La barre lui apparaît aujourd’hui comme un bout de bois inutile. Romain, lui, est toujours attaché à elle, livrant ce qui lui passe par la tête quand il fait sa barre chaque matin : détendre un muscle, la cinquième, tête et tête et tête…
Pour Jean Guizerix, tout semble beaucoup plus limpide, à tel point que les questions que lui pose Romain Di Fazio le fond sourire. Comment la danse joue sur nos vies ? Sur notre psychique ? Le jeune danseur se pose les questions que l’on se pose à 20 ans, amplifié par sa vie d’artiste : quel chemin je veux prendre, comment je veux le prendre. Lui évoque ces auditions où l’on doit paraître totalement parfait et disponible et où l’on ne s’entend jamais dire vraiment non. “C’était bien Romain, mais reviens l’année prochaine“.
Cartel, c’est un dialogue sur la danse classique où s’entrechoquent pêle-mêle le travail, L’Après-midi d’un faune, la passion, L’Arlésienne, les blessures, la transmission. Quel dommage – vraiment, quel dommage – que la forme de ce spectacle soit si boursouflée et horriblement bavarde. Dans cette si belle réflexion sur la danse, Michel Schweizer a incorporé plein d’éléments qui ne servent à rien et fatiguent assez vite. La chanteuse Dalila Khatir et la comédienne Mael Iger sont admirables mais n’apportent vraiment rien au fond. Le plus énervant étant le long monologue du début où Michel Schweizer explique que la lumière du spectacle est obtenue grâce à trois cyclistes, avec de vagues réflexions sur la relations public-artiste. C’est fait façon stand-up, sûrement pour faire rire, c’est surtout très lourd. A-t-il eu peur que la danse ne se suffise pas à elle-même pour tenir le spectacle ? Ou qu’inconsciemment son ego de metteur en scène a voulu se mettre un peu trop en avant ? Ce dialogue sur la danse aurait pu être encore plus passionnant s’il avait été épuré.
Cartel de Michel Schweizer à la Grande halle de La Villette. Avec Jean Guizerix, Romain Di Fazio, Mael Iger, Dalila Khatir et Michel Schweizer. Mardi 3 décembre 2013.