La sortie ciné de la semaine : Crazy Horse de Frederick Wiseman
Après avoir vadrouillé dans le Ballet de l’Opéra de Paris, Frederick Wiseman s’est attaqué à une autre institution hautement parisienne : le Crazy Horse. Institution prestigieuse ou ringarde selon les regards, maison menée par une quantité de règles non-écrites parfois absurdes, ces deux lieux parisiens se ressemblent parfois. La méthode du réalisateur reste en tout cas la même : filmer, sans aucun commentaire, et laisser les images parler d’elles-mêmes. Le résultat est à voir dans son dernier film, sobrement intitulé Crazy Horse, dans les salles françaises depuis le mercredi 5 octobre.
Le Crazy Horse, qu’est-ce que c’est ? Temple de l’érotisme pour l’un-e, repère à tourisme ringard pour l’autre, syndrome de l’exploitation de la femme pour une-e troisième… Pour ma part, il s’agirait plutôt des deux derniers adjectifs. Quoique l’on mette comme caution artistique, ce cabaret montre des femmes nues pour le plaisir des hommes. Même si elles sont volontaires, elles restent des objets de désirs, avec beaucoup de clichés. Cette vision n’est que des a priori, puisque je n’ai jamais mis les pieds au Crazy Horse. Et je restais donc curieuse de voir si l’image que j’avais de ce cabaret allait changer après ce film.
Le tout commence plutôt joyeusement, avec une femme qui mime un orgasme devant un micro d’enregistrement, en rigolant à moitié. On ne se prend pas au sérieux au Crazy, et l’on sait que tout ça, ce n’est après tout que du théâtre. Mais le reste de la première demi-heure tombe vite dans le cliché, et ne va pas vraiment chercher à contrer mes idées-reçues. Si Frederick Wiseman avait tout de suite su prendre de la distance face aux danseur-se-s classique, le voilà complètement subjugué par les filles du Crazy. Hypnotisé, la langue pendante avec un filet de bave en prime. A croire que le réalisateur de plus de 80 ans n’a jamais vu de femme nue de sa vie. Le voilà qui multiplie les gros plans sur les seins, les fesses. Surtout pas de têtes, ces femmes ne sont que des objets triviaux du désir masculin, pas des personnes pensantes.
Le film démarre donc sur le plus grand cliché du cabaret : le Crazy Horse, ce serait des femmes, devant un public masculin ébahit représenté par le regard du réalisateur. Et c’est bien ce dernier qui rend pénible cette demi-heure, et non pas la nudité. Il est d’ailleurs intéressant de voir que l’une des dernières scènes du film est celle de l’audition. Une rangée de fille, vêtues en tout et pour tout d’un string, sous l’œil des recruteur-se-s. Sauf qu’ici, le regard n’est pas lubrique, mais professionnel. Et finalement, cette audition n’est pas si différente de celle d’une compagnie classique, ou même de l’entrée à l’Ecole de Danse, qui consiste après tout à scruter un corps pour voir s’il pourrait convenir à l’institution.
Heureusement, passé cette première demi-heure de coulée de bave, Frederick Wiseman reprend son rôle de réalisateur et plonge en coulisses. Et à partir là, cela devient irrésistible. Le Crazy Horse, c’est une institution qui a 60 ans, encore muré dans ses règles d’une autre époque. Sauf que ses danseuses sont des filles du XXIe siècle, qui rigolent devant des vidéos Youtube où des danseurs classique se cassent la figure sur scène. D’où un certain choc des cultures, savoureusement dessiné sans l’ombre d’un sous-titre.
Frederick Wiseman s’est en plus penché sur une période particulière : celle de la préparation de la revue Désirs, montée par Philippe Decouflé. Il y a d’un côté le chorégraphe, le Créateur, pétri de sa mission de moderniser le genre. Et de l’autre côté, les “actionnaires”, entité mystérieuse qu’on ne voit jamais mais qui décide de tout. Le film suit leur combat, leurs affrontements, à travers ce spectacle qui se monte doucement.
Entre les deux clans s’agite un véritable petit monde avec quelques personnages parfaitement surréalistes. Le directeur artistique Ali Mahdavi est sûrement le plus grand fanatique du Crazy Horse que la Terre ait porté, tandis que la costumière Fifi Chachnil semble tout droit sortie d’une gravure du XIXe siècle. Et au milieu, il y a Philippe Decouflé, rencontre du troisième type que Frederick Wiseman sait si savoureusement filmer.
Et la danse dans tout ça ? De longs passages du spectacle rythment le film. Et pas besoin de signalétiques pour savoir lesquels sont signés Decouflé, et lesquels sont anciens, tant la modernité du chorégraphe sait s’imprégner sur le cabaret. Moi qui n’aime pas le genre, je me suis surprise à ouvrir des yeux émerveillés devant un ballet de jambes à talons aiguilles, sur l’envoûtant Toxic de Yaël Naïm, ou à être émue devant un strip tragédien, avec une formidable danseuse. Le pari de Decouflé semble en tout cas avoir fonctionné.
Finalement, Crazy Horse remplit bien sa mission : faire découvrir le cabaret dans sa complexité, côté coulisses et côté scène. Reste un regret, les filles, dont on entend rarement la voix. Frederick Wiseman aurait-il été trop impressionné ?
Cams
C’est vrai que c’est drôle de voir le réalisateur passer de l’Opéra au Crazy Horse. Quoique je me rappelle d’un documentaire sur le Moulin Rouge où j’avais été très surprise de voir à quel point leur organisation était proche de celle de l’ONP (avec des grades chez les danseuses, concours et interne et compagnie).
Je ne sais pas si j’aurais le temps de voir le film mais je suis assez curieuse. Le travail de Découflé sur ce cabaret m’intéresse…
Amélie
@Cams:Je ne savais pas que le Moulin Rouge avait aussi des grades aussi importantes ! ces cabarets parisiens sont décidément surprenants. 🙂