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Rain d’Anne Teresa de Keersmaeker – Ballet de l’Opéra de Paris

Durant ses 20 ans de direction, Brigitte Lefèvre s’est employée à inviter les grands chorégraphes d’aujourd’hui à l’Opéra de Paris. Parfois l’alchimie prenait. Parfois cela ne ressemblait qu’à un nom de plus sur la liste, juste pour le plaisir de l’agrandir. Dans quelle catégorie se situe Rain d’Anne Teresa de Keersmaeker, entré au répertoire de la compagnie parisienne en 2011 et repris pour les ultimes semaines de Brigitte Lefèvre ? Un peu dans les deux ? Le spectacle pose en tout cas des questions fondamentales, sur ce qu’est un répertoire, une façon de danser et de se l’approprier.

Rain d'Anne Teresa de Keersmaeker - Ballet de l'Opéra de Paris

Rain d’Anne Teresa de Keersmaeker – Ballet de l’Opéra de Paris

Rain est une oeuvre majeure d’Anne Teresa de Keersmaeker – pourrait-on dire l’un de ses chefs-d’oeuvre – en tout cas une de ses pièces maîtresse. Rain est l’écoute absolue de la musique de Steve Reich, pour en découler d’infinies spirales dans les corps et sur la scène. La danse est comme cette musique répétitive. Au premier regard, tous les gestes semblent se ressembler, se répéter. Mais il suffit d’une minuscule évolution comme un mouvement de bras plus accentué – dans la partition, un rythme qui prend un contre-temps – pour créer une toute autre énergie et faire s’écouler le fil de l’oeuvre dans de multiples directions.

Ce qui marque en découvrant une oeuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker, c’est cette sorte de mouvement perpétuel, en continuelle évolution. Sauf que dansé par les artistes de l’Opéra de Paris, c’est avant tout la beauté du geste qui frappe. Au premier sens du terme. Les mouvements sont sublimes esthétiquement parlant. Les danseurs et danseuses de l’Opéra de Paris ont une danse incroyablement belle. Chaque développé s’étire jusqu’à la pointe, le mouvement vit jusqu’au bout des doigts, les sauts sont superbes à l’oeil, les danses sont légères et vaporeuses. Leurs pensées semblent être profondément tournées vers cet unique but, rendre le geste le plus beau possible. Ce qui n’est pas vraiment le propos de Rain.

Rain d'Anne Teresa de Keersmaeker - Ballet de l'Opéra de Paris

Rain d’Anne Teresa de Keersmaeker – Ballet de l’Opéra de Paris

Peut-être se tournent-ils vers le beau – ce qu’ils savent si bien faire – parce que la danse d’Anne Teresa de Keersmaeker est complexe à intégrer. Les déséquilibres ne sont qu’effleurés, comme par la peur qu’ils enlaidissent le mouvement. Les gestes parfois pris d’une immense énergie n’apparaissent ici que brusques et presque violents, sans véritable raison. Les spirales sont à peine effleurées pour être tout de suite gommées. Mais peut-on intégrer une danse si différente en seulement quelques semaines ? Brigitte Lefèvre aime dire que ses artistes peuvent tout danser. Ils dansent Rain, ils sont sur scène, ils font les mouvements au moment où ils doivent être faits. Mais est-ce qu’ils dansent Rain ?

L’énergie de groupe chez Anne Teresa de Keersmaeker passe d’abord par une somme d’individualités, phénomène assez marquant en voyant ses oeuvres dansées par sa troupe. Chacun suit son chemin en scène, distinct de l’autre, tout en ayant parfaitement conscience du groupe. C’est cet échange, un noyau qui éclate en personnalités pour mieux se ressouder, etc., qui crée ces si impressionnants mouvements de spirales continuelles. Par l’Opéra de Paris, cette vision se perd complètement par la vision d’un groupe assez homogène. C’est même assez frappant de se rendre compte, malgré les costumes différents, à quel point ils dansent tous pareil. Ce qui est normal, ils ont été formés pour ça et c’est ce qui donne toute la force à d’autres oeuvres. Plus surprenant, les personnalités à l’Opéra ont tendance à beaucoup se démarquer dans les ballets contemporains, chacun profitant justement de l’occasion de ne plus être un corps de ballet. Mais ici, même si chacun a visiblement été choisi pour ce qu’il-elle est intrinsèquement, peu de personnalité émergent de l’ensemble.

Rain d'Anne Teresa de Keersmaeker - Ballet de l'Opéra de Paris

Rain d’Anne Teresa de Keersmaeker – Ballet de l’Opéra de Paris

D’où une conclusion assez perplexe. Rain est une oeuvre superbe. Le Ballet de l’Opéra de Paris est une compagnie superbe. Mais sont-elles vraiment faites pour vivre ensemble ? Contrairement à la formulation de la phrase, qui pourrait sous-entendre une réponse, la question reste vraiment ouverte. Qu’est-ce qui compte finalement, l’intérêt du public ou celui des artistes ? Pour le premier, voir une pièce d’Anne Teresa de Keersmaeker par sa propre troupe est une expérience bien plus forte que cette reprise au Palais Garnier, qui ne fait que toucher l’oeuvre du bout du doigt. Pour les danseurs et danseuses, nul doute que cette expérience soit enrichissante. Au-delà de travailler avec Anne Teresa de Keersmaeker, danser sur la musique de Steve Reich doit être un formidable exercice de musicalité. Les dix interprètes étaient d’ailleurs énormément investis sur scène, joyeux et heureux d’en être. Une compagnie ouvre aussi son répertoire par des expériences, des tests, qui fonctionnent ou non. À défaut d’être réussie, cette reprise de Rain pose beaucoup de questions sur le chemin d’une compagnie de danse.

Rain d'Anne Teresa de Keersmaeker - Ballet de l'Opéra de Paris

Rain d’Anne Teresa de Keersmaeker – Ballet de l’Opéra de Paris

 

Rain d’Anne Teresa de Keersmaeker par le Ballet de l’Opéra de Paris, au Palais Garnier. Avec Valentine Colasante, Muriel Zusperreguy, Christelle Granier, Sae Eun Park, Léonore Baulac, Amélie Lamoureux, Laura Bachman, Vincent Chaillet, Nicolas Paul et Daniel Stokes. Mardi 21 octobre 2014.  

 

Commentaires (6)

  • Estelle

    Superbe critique !

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  • aléna

    Là où, vraiment, vous êtes forte, Amélie, c’est que vous me donnez envie d’y aller (alors que je n’en avais pas du touuuuuut envie au départ) 🙂

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  • Jade

    Je me joins aux enthousiastes ci-dessus.

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  • Très intéressant point du vue en effet ! Je suis souvent déçue par le Ballet de l’Opéra lorsqu’il danse du contemporain. Ça a été le cas l’année dernière pour le Parc. Mais quand même, vivement le 3 novembre qu’on puisse voir Rain sur Arte Concert, à défaut de le voir en live.

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  • Mathilde

    Pas vraiment de votre avis Amélie. J’ai assisté à la première. Les danseurs ont été vivement applaudis. Et c’était bien mérité. J’ai eu le frisson à plusieurs reprises… Et en sortant je me suis fais une toute autre analyse que la votre. (pardon). Je me disais que cette pièce mettait en valeur chacune des personnalités des interprètes tout en maintenant une énergie de groupe complice. En effet, j’ai eu la belle surprise de découvrir que certains de ces danseurs ont une approche intelligente de la danse contemporaine et ont toutes les qualités requises pour porter ce genre de pièce. Oui « Rain » et l’Opéra fonctionnent très bien ensemble. J’ai même envie d’y retourner…

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  • Merci pour ton retour (vraiment très intéressant !) et cette conclusion plus que pertinente ! Du coup, j’hésite quand même à renouveler l’expérience… 😉

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