L’histoire de Casse-Noisette en sept dates
Nous voici en décembre, la saison des Casse-Noisette peut débuter. De Londres à New-York en passant par Moscou ou même Shangaï, les grandes compagnies classiques font chacune la réclame de leur propre version du ballet. Casse-Noisette est le ballet de tradition classique le plus rechorégraphié et représenté : à chaque Noël, de nouvelles versions, néoclassiques, contemporaines ou même hip hop fleurissent. Chacun veut “son Casse-Noisette” ! Sans compter les publicités ou dessins-animés inspirés du ballet.
Comment expliquer que ce qui fut à sa création un échec retentissant soit devenu à ce point incontournable dans les programmations ? Spectacle à recettes, kitsch assumé, argument désuet… Il est facile de critiquer Casse-Noisette. Moins facile de comprendre ce qui continue à susciter la créativité des chorégraphes et l’engouement du public. Et pourtant, l’histoire passionnante de Casse-Noisette peut être lue comme celle des défis auxquels s’est trouvée confrontée la danse (néo)classique au vingtième siècle, et qui continuent d’être les siens aujourd’hui : rapport à son héritage, renouvellement esthétique, relation au public, mondialisation… A travers sept versions de Casse-Noisette, voici quelques réponses chorégraphiques à ces défis.
1892. L’échec d’un ballet “à la Petipa”
Casse-Noisette appartient aux ballets classiques dont l’histoire remonte au XIXe siècle. Comme pour La belle au bois dormant, Marius Petipa a donné des instructions très précises à Tchaïkovski. Malade, le chorégraphe laisse cependant à Lev Ivanov le soin de chorégraphier à sa place le livret qu’il a écrit en s’inspirant du conte d’Alexandre Dumas, Histoire d’un Casse-Noisette (version un peu édulcorée du conte d’E.T.A Hoffmann). Clara (ou Marie selon les versions) reçoit de son parrain, le mystérieux fabricant d’automates Drosselmeier, un casse-noisette pour Noël. D’abord abîmé par son frère turbulent, le casse-noisette est attaqué dans la nuit par le peuple des souris guidé par son roi. Ensemble, Clara et Casse-Noisette tuent le roi des souris et repoussent son peuple. Casse-Noisette se transforme alors en prince. Et pour remercier Clara, il l’emmène au Royaume des délices, où ils assistent depuis un gigantesque banquet à toutes sortes de danses.
La structure de Casse-Noisette est typique des ballets de Marius Petipa, et reprend à peu près celle du formidable succès que fut La belle au bois dormant. Le premier tableau est consacré à des danses de groupe, qui représentent la société bourgeoise européenne du XIXe siècle, et à de la pantomime. Le deuxième tableau correspond au voyage de Clara et du Prince dans la forêt. La Valse des flocons est le premier moment de chorégraphie vraiment classique. En revanche, le troisième tableau, non narratif, laisse place à ces morceaux de bravoure tant attendus dans Casse-Noisette : la danse espagnole (ou danse du chocolat), danse arabe (ou danse du café), danse de la mère gigogne, valse des Fleurs, etc. L’apothéose finale sonne comme un hommage à ces danses de tous types que Marius Petipa veut fondre comme en un creuset dans ses ballets classiques.
Mais Casse-Noisette est un échec : Tchaïkovski trouve le livret sans intérêt et n’est pas satisfait de sa composition. Les critiques pleuvent : le ballet n’a aucune profondeur, la danse y arrive trop tard, la scène de la bataille est chaotique… et surtout, Marius Petipa n’aurait pas dû choisir des enfants pour interpréter les rôles principaux. Le ballet reste au répertoire du Mariinski mais est très peu représenté. Il vaut surtout comme spectacle de fin d’année pour l’école de danse ! Ce n’est qu’après un passage par les États-Unis et l’Europe qu’il regagne du crédit en Russie. La marque de ce renouveau est la version de Youri Grigorovitch de 1966 : il s’agit de la première chorégraphie qu’il crée pour le Bolchoï, et elle est toujours représentée avec beaucoup de succès.
1954. George Balanchine : naissance d’une tradition
Casse-Noisette survit surtout grâce aux Ballets Russes, qui en donnent des extraits lors de leurs tournées en Europe et aux Etats-Unis. Le film Fantasia popularise en 1940 la partition de Tchaïkovski et l’associe à la danse : les mouvements des plantes et animaux ont été calqués sur des gestes de danseurs. En 1944, William Christensen remonte pour la première fois Casse-Noisette en version intégrale aux Etats-Unis. Mais c’est avec la version de George Balanchine que le ballet devient une véritable tradition de Noël. Le chorégraphe l’avait dansé au Mariinsky étant enfant, mais il réinvente la chorégraphie, les costumes et les décors.
Son Casse-Noisette est un hommage à Marius Petipa qui déploie une énorme machinerie scénographique propre à émerveiller – en total contraste avec ses ballets épurés ! George Balanchine assume l’aspect divertissant et féérique du grand ballet classique. Il crée pour les morceaux de bravoure du troisième tableau des chorégraphies innovantes mises en valeur par des costumes magnifiques. Solo, pas de deux, trio, mouvements d’ensemble… Toutes les configurations du ballet classique sont travaillées, et Casse-Noisette devient ici un hommage au classique même.
La version de George Balanchine fête cette année ses soixante ans : il n’y a pas une année depuis sa création où elle n’a été dansée par le New York City Ballet. La télévision a joué un rôle crucial dans la popularisation du ballet, en le rediffusant en direct le soir de Noël depuis 1957. En 1958, George Balanchine interprète lui-même Drosselmeier pour cette diffusion. C’est à cette époque que Casse-Noisette devient un rituel familial de Noël aux Etats-Unis – aussi l’argument du ballet s’y prête-t-il parfaitement.
À partir des années 1960, toutes les compagnies de ballet des Etats-Unis, professionnelles et amateures, montent leur propre Casse-Noisette. Le défi : créer un ballet qui plaise à la fois aux enfants et aux adultes.
Mais la version de George Balanchine n’échappe pas aux critiques qu’on peut adresser à la plupart des Casse-Noisette. Les stéréotypes des danses arabe et chinoise du troisième tableau participaient dans la version de Marius Petipa d’une fascination propre au XIXe siècle pour un Orient fantasmé : leur dimension raciste et européanocentrée est aujourd’hui flagrante. Dans la version de George Balanchine, les stéréotypes sédimentent l’influence d’Hollywood. Une critique féministe du ballet est aussi possible. Fleur délicate, fée dragée ou femme fatale : l’image de la femme donnée par le ballet est profondément stéréotypée. Dans quelle mesure Casse-Noisette participe-t-il au conditionnement des “rêves de petites filles” ? Ce ballet est ainsi emblématique des problèmes idéologiques et esthétiques que posent de nombreux ballets classiques. Critique ne vaut pas rejet : il s’agit davantage d’en prendre conscience.
1971. John Neumeier : réécritures néoclassiques
La vivacité du néoclassique en Angleterre et en Allemagne dans les années 1960 et 1970 passe par l’écriture de grands ballets narratifs en trois actes. Casse-Noisette convient parfaitement à cette envie de la part des chorégraphes de montrer que création et héritage ne sont pas antinomiques. Continuité et universalité sont les mots d’ordre de ce courant néoclassique : c’est parce que la danse classique est porteuse de tout un héritage esthétique et culturel, parce qu’elle ne renie pas son passé mais cherche constamment à le revivifier, qu’elle peut prétendre atteindre dans ses ballets à une forme d’universalité. Les sources littéraires sont privilégiées car la littérature serait particulièrement apte à explorer l’essence humaine – essence des rapports en société et des sentiments humains.
Dans ce cadre, John Neumeier crée en 1971 sa version de Casse-Noisette à Francfort. Il transforme complètement l’intrigue et fait danser tous les rôles par des adultes : le ballet raconte la réalisation du rêve de Marie, celui de devenir danseuse. Drosselmeier y devient un maître de ballet excentrique, et l’argument exacerbe l’intrigue amoureuse presque gommée dans la version de George Balanchine. A cette époque de son histoire, Casse-Noisette gagne en romantisme.
1985. Rudolf Noureev : une relecture psychanalytique
Comme George Balanchine, Rudolf Noureev était attaché à Casse-Noisette pour l’avoir dansé en Russie lorsqu’il était enfant. C’est l’un des ballets du répertoire russe qu’il décide de faire entrer à l’Opéra de Paris, en le recréant totalement. Sa version de Casse-Noisette donne au ballet toute la dimension inquiétante présente dans le conte d’E.T.A. Hoffmann. Le Royaume des Délices, gardé par des chauve-souris à masques humains difformes, ne mérite plus son nom. Il faudrait plutôt parler d’un monde de rêve et de cauchemar, où la censure parentale et sociale cesse de régner et où se révèle le revers inquiétant du monde quotidien de Clara. Ses craintes et fantasmes prennent corps. Cette version évoque aussi les troubles érotiques, peut-être incestueux, d’une héroïne à la charnière entre enfance et adolescence, en faisant interpréter par le même danseur Drosselmeier et un Casse-Noisette/ Prince totalement idéalisé.
1991. Mark Morris : déconstruire Casse-Noisette ?
Dans The Hard Nut, Mark Morris modifie complètement l’esthétique de Casse-Noisette et en déconstruit les stéréotypes. L’intrigue est transposée dans une riche famille new-yorkaise des années 1960 ; ce milieu social est parodié avec humour, dans des décors et costumes empruntés aux cartoons. Les couples homosexuels du premier tableau et les hommes en tutus modernisés et pointes de la Valse des flocons attirent par contraste le regard sur les stétérotypes véhiculés par les autres versions de Casse-Noisette.
1996. Donald Byrd : Casse-Noisette à la croisée des styles
L’originalité de Harlem Nutcracker, chorégraphié par Donald Byrd, tient à son intrigue, entièrement réécrite, mais aussi à son déplacement spatio-temporel et à la partition utilisée, entre classique et jazz. Clara est une veuve âgée de Harlem. A Noël, l’ange de la mort lui permet de retrouver le temps d’une nuit son défunt mari, et de voyager avec lui à travers son passé. Le Royaume des Délices devient un cabaret, le “Club Sweets“. Mais la pièce prend aussi un ton sérieux, évoquant la lutte pour les droits civiques et les difficultés de Harlem. La partition s’inspire de Tchaïkovski et Duke Ellington, et la danse mêle tous les styles, même si le classique prédomine.
2013. Jean-Christophe Maillot : contemporanéiser l’”héritage Casse-Noisette“
En 2013, Jean-Christophe Maillot a fêté les vingt ans d’installation de sa compagnie à Monte-Carlo. Mais aussi les vingt ans de son Casse-Noisette Circus, qui transposait l’intrigue du ballet dans un cirque. Il décide pour l’occasion de chorégraphier une nouvelle version du ballet, Casse-Noisette Compagnie : comme chez John Neumeier, Marie rêve de devenir danseuse et Drosselmeier joue le rôle d’un chorégraphe novateur. Casse-Noisette Compagnie se veut un spectacle festif et joyeux. Les Ballets de Monte Carlo descendent des Ballets Russes : dans leur sillage, Jean-Christophe Maillot voit dans le ballet un émerveillement visuel.
Maurice Béjart avait conçu son Casse-Noisette comme une autobiographie ; Jean-Christophe Maillot raconte à travers le sien l’histoire de sa compagnie et l’histoire de la danse. Il cite constamment ses propres ballets et les artistes qui l’ont marqué, de George Balanchine à Pina Bausch (Casse-Noisette serait-il aux néoclassiques ce que Le Sacre du Printemps est aux contemporains ?). C’est le moyen pour lui, en incorporant à son langage tous les types de danse, comme Marius Petipa le faisait dans le troisième tableau de Casse-Noisette, de s’interroger sur son héritage classique. Comment faire des créations (néo)classiques aujourd’hui ? C’est aussi la question que pose Thierry Malandain dans son Casse-Noisette, où les citations constantes mêlées à des éléments parodiques introduisent une distance à la fois respectueuse et amusée vis-à-vis de son héritage classique.
Casse-Noisette plaît donc parce qu’il parle de rêve, de danse et d’enfance, autant d’aspects qui suscitent la créativité. L’histoire de ce ballet est l’une des plus belles illustrations de ce qu’un conte est fait pour être interprété. Parmi les innombrables versions qui en ont été faites, les plus intéressantes enrichissent notre vision d’un ballet qui fait désormais partie de l’imaginaire collectif. Plaisir de reconnaissance et attente curieuse des innovations jouent ensemble. Recréer Casse-Noisette, c’est assumer un héritage et réfléchir à comment faire évoluer le (néo)classique. Mais aussi faire dialoguer les danses : en 2013 , la compagnie malka a créé une version hip hop pour douze danseurs, modestement nommée Un Casse-Noisette.
Léopoldine
Bravo pour ce bel article !
Laetitia
Merci beaucoup, je suis contente qu’il vous ait plu !
Juliette
Merci pour cette article, cela fait plaisir de lire un peu d’histoire de la danse quand on n’a pas toujours l’occasion ou la possibilité de se plonger dans les ouvrages spécialisés !
Jade
Merci pour cette mise en perspective Lætitia ! J’ai remarqué que la casse-noisette en question (star systématiquement oubliée du ballet, ingrats que nous sommes) était représenté de manière différente à chaque fois. Dans la version de Noureev, c’est une sorte de poupée blanche et dorée, si loin de la virilité impériale et militaire du jouet de bois rouge et noir prenant souvent la forme d’un soldat. Une idée de la tête qu’a casse-noisette dans d’autres versions ?
Laetitia
Merci beaucoup pour vos commentaires Juliette et Jade ! Jade, pour le Casse-Noisette, je n’avais effectivement pas remarqué cette différence dans la version de Rudolf Noureev. Peut-être pour le rendre plus proche du Prince en lequel il se transforme, lui-même blanc et doré ? Dans la version de Mark Morris c’est l’exacte réplique de Drosselmeier en jouet (veste rouge, pantalon à carrés noirs et blancs, bandeau de pirate sur l’oeil et banane à la Elvis). Chez Thierry Malandain c’est un jouet modernisé, un bonhomme à l’allure de cosmonaute, et dans Casse-Noisette Circus le casse-noisette est d’emblée un danseur, une espèce d’acrobate vraiment très étrange !
Fabien
Merci, c’est un article très intéressant. Je rentre tout juste d’une représentation de Casse-Noisette (Bordeaux) qui était une sorte de mix entre le divertissement assumé (trop ?) de Balanchine et les cauchemards de Noureev qui sortaient de je ne sais où… Bref pas emballé. Mais ce qui m’a le plus gêné est là disparition de la fée dragée et du prince au profit de Marie et de Casse-Noisette. Apparament c’est le cas de plusieurs versions dont l’actuelle du Marinskii. Pouvez-vous m’en dire plus ? Je trouve dommage de confondre deux personnages au style de danse différent…
Laetitia
Bonsoir Fabien, merci pour votre message ! Oui, je pense que les écueils quand on choisit de rechorégraphier Casse-Noisette sont nombreux… Quant à la substitution de Marie/Clara et du Casse-Noisette/Prince à la Fée dragée et au Prince orgeat dans le pas de deux qui clôt presque le ballet, elle est effectivement très fréquente. Je pense qu’elle a à voir avec le fait d’avoir remplacé dans certaines versions les enfants par des adultes dans les rôles principaux, ce qui allait avec une “romantisation” de l’intrigue, et donc un pas de deux final entre les deux héros -ou parfois plus radicalement avec une suppression de la Fée et du Prince, parce que deux couples ça pouvait paraître trop. En revanche, si Marie et Casse-Noisette sont dansés par des enfants, comme chez George Balanchine, le pas de deux final entre la Fée dragée et le Prince orgeat se justifie tout à fait : les enfants assistent comme nous aux spectacles du Royaume des délices, qui est le royaume de la Fée et du Prince. Dans certaines versions les deux couples sont conservés mais alors le pdd entre la Fée et le Prince orgeat est décalé plus tôt dans le ballet, pour que le pdd final revienne aux deux danseurs principaux, qui sont aussi les héros du ballet. J’espère avoir répondu à votre question !
Fabien
Très clairement, merci ! Je garde ma préférence pour une version comme celle proposée à Toulouse : une différence Clara / Fée dragée et le tout dansé par des adultes ))
Christine
Pour ma part je suis toujours frustrée, lors du grand pas de deux, par le décalage total entre le lyrisme puissant, débridé, de la musique et une chorégraphie guindée voire glaciale. Elle fait davantage penser à une présentation officielle des fiancés à Buckingham qu’à l’éveil amoureux de Clara et à l’élan irrépressible de la musique. A quand un pas de deux revisité, vibrant comme le grand crescendo de l’orchestre ?
Maridan Gyres
J’ai eu la chance de voir celui donné par l’opéra de Russie qui avait lieu au Corum à Montpellier, c’était juste splendide