Bernice Coppieters : “J’ai un amour énorme pour le travail de jean-Christophe Maillot
Bernice Coppieters, Étoile emblématique des Ballets de Monte-Carlo, a fait ses adieux à la scène le 31 décembre, dans Faust. Rencontre avec cette ballerine quelques jours après sa dernière scène, pour évoquer sa longue carrière marquée par Jean-Christophe Maillot et sa nouvelle vie de maîtresse de ballet.
Comment se sont passées vos adieux, le 31 décembre dans Faust ?
Les adieux, c’est un moment très spécial dans la vie d’un-e danseur-se. C’est une soirée très perturbante que l’on appréhende beaucoup. Mais quand ce spectacle arrive, tout est tellement rempli d’émotion ! On m’avait dit que les adieux, c’était un peu comme le jour de son mariage : après la fête, on ne se rappelle de rien ! (rires). C’est un peu le sentiment que j’ai. Ce fut une soirée pleine d’émotions, une vraie célébration, mais avec une certaine tristesse aussi. Je laisse ma carrière derrière moi. On rentre tellement tôt dans ce métier. La danse, pour un danseur ou une danseuse, c’est comme un premier grand amour. S’arrêter, c’est un déchirement, une partie de soi qui s’en va. ll faut reconstruire sa vie d’une autre manière. C’est un grand moment.
Vous avez 44 ans. Quand avez-vous pris la décision de partir et pourquoi ?
Ça n’a rien à voir avec la lassitude. Si j’avais dû attendre de ne plus avoir envie, j’aurais probablement dansé jusqu’à ma mort ! C’est quelque chose qui a commencé à s’installer il y a quelques années, et ça n’a pas été évident : j’ai senti que mon corps ne répondait plus à mes exigences. Même s’il y a autre chose qui arrive, à savoir la maturité, qui nous apporte beaucoup en tant qu’artiste quand on est sur scène.
Dans notre métier, on se regarde dans le miroir toute la journée, toute notre vie, et uniquement pour voir tout ce qui ne va pas. Je me suis vue danser un ballet qui avait été créé pour moi à 25 ans. Sauf que j’en avais 44, et que ce que je voyais dans le miroir entrait en concurrence avec l’interprète que j’étais il y a 10 ou 20 ans. Voir que le corps ne suit plus la chorégraphie de la même manière, c’est difficile à accepter. Mais je ne pouvais pas commencer à sortir de scène sans pouvoir être fière de moi. Mieux valait donc raccrocher les chaussons un petit peu trop tôt que de rester trop longtemps. J’ai pris la décision il y a un mois, lorsque j’ai su que Faust était programmé pour la fin de l’année. C’est vraiment un rôle que j’avais envie de danser pour mon dernier spectacle.
Pourquoi ce ballet Faust vous tient-il particulièrement à cœur ?
C’est un ballet que j’adore. Je danse la Mort. Au départ, ce rôle n’existait pas. Quand Jean-Christophe Maillot a commencé à créer ce ballet, en 2004, je faisais partie d’un groupe de diables. Au bout de quelques répétitions il m’a regardé en disant : “Mais en fait, tu es la Mort !“. Il m’a un peu guidée, mais m’a globalement laissée complètement carte blanche pour créer ce rôle. J’y ai mis beaucoup de ma personne. La Mort, ça peut tout être : soulageant, attirant, effrayant…, J’avais un immense éventail devant moi pour créer ce personnage.
Vous avez été formée à Anvers et à la Juilliard School of New-York. Vous avez obtenu le Prix de Lausanne, êtes partie au Ballet Royal de Flandre où vous êtes devenus soliste. Qu’est-ce qui vous a amené aux Ballets de Montez-Carlo en 1991 ?
Le hasard a un peu fait les choses. À cette époque, les Ballets de Monte-Carlo dansait beaucoup de George Balanchine et j’adorais danser ce chorégraphe. Je suis assez grande, ce qui correspondait à ce que cherchait la compagnie à ce moment-là. Puis la vie a fait que j’y suis restée, et tant mieux.
Jean-Christophe Maillot a pris la direction de la troupe peu de temps après votre arrivée. En plus de 20 ans, il a créé énormément de ballets sur vous. Votre carrière d’interprète est liée à la sienne…
Je pourrais parler de ça pendant des heures… J’ai eu une énorme chance de rencontrer Jean-Christophe Maillot à 21 ans, de pouvoir interpréter pratiquement tous ses ballets. J’ai sculpté mon corps par rapport à son travail. C’est la base de ma carrière. C’est un très grand privilège de faire une carrière avec un chorégraphe, de créer des ballets. J’ai été très chanceuse.
Quand on évolue dans une création, on ne sait pas où cela veut aller. Il faut avoir beaucoup de confiance. Car la chose la plus importante pour un-e danseur-se-e en studio, c’est de savoir se mettre de côté, savoir se mettre au service de. Il ne faut pas essayer de se mettre en avant dans la chorégraphie, mais tout faire pour la sublimer. Je ne veux pas être belle sur scène, je veux servir à ce que son ballet soit beau sur scène. J’ai adoré faire ça avec Jean-Christophe Maillot. J’ai un amour énorme pour son travail.
Comment travaille Jean-Christophe Maillot avec ses interprètes ?
Il est capable de pousser quelqu’un au-delà de ses limites. C’est ce qu’il a fait avec moi. Il m’a toujours poussée à me dépasser, à prendre le côté nord et difficile de la montagne pour arriver en haut, au lieu de prendre le côté sud et facile. Je me suis retrouvée sur des ballets ou des rôles qui n’étaient pas forcément une évidence pour moi, mais dans lesquelles il m’a poussée. Grâce à ça, j’ai fait énormément de choses différentes.
Quel a été votre rôle préféré, votre ballet préféré de Jean-Christophe Maillot ?
Il y en a forcément beaucoup, mais je ne peux pas ne pas parler de Roméo et Juliette. C’est le premier grand ballet que Jean-Christophe Maillot a créé sur moi. Je l’ai dansé 200 fois, sur une période de 18 ans. J’ai donc dansé le rôle de Juliette dans tous les états possibles, à plein d’étapes différentes dans ma vie : jeune et naïve, plus âgée, amoureuse, triste, déprimée, joyeuse, avec des douleurs, sans douleur… J’ai l’impression que chaque cellule de mon corps a vécu quelque chose avec ma Juliette.
Et le rôle qui fut le plus difficile à aborder ?
Ça serait la Belle. C’était un moment plus difficile car j’avais mis la barre très haut. Le style était assez classique, je voulais danser le personnage comme une Étoile russe. Je voulais tellement sublimer le rôle… Et j’étais toujours un peu complexée, je trouvais que je n’étais pas assez danseuse classique. Je me suis poussée au bout, j’ai beaucoup travaillé seule dans le studio. C’est finalement resté une belle aventure.
Jean-Christophe Maillot a aussi invité beaucoup de chorégraphes aux Ballets de Monte-Carlo. Quelle rencontre vous a particulièrement marquée ?
On a cette chance de travailler avec un chorégraphe qui crée sur nous, mais qui invite aussi beaucoup de chorégraphes importants. Sur toutes les belles rencontres, je choisis Le Boléro de Maurice Béjart. C’était inoubliable de danser un ballet comme ça. Et quand on est dans un studio en face d’un homme de ce calibre, une telle légende… C’était aussi un grand moment avec lui. J’ai dansé Le Boléro une dizaine de fois à Monaco, puis j’ai été invitée à le danser avec le Béjart Ballet Lausanne, une dizaine de fois également.
Vous êtes restée plus de 20 ans aux Ballets de Monte-Carlo. Comment avez-vous vu évoluer la troupe ?
J’ai eu en fait l’impression d’avoir été dans quatre ou cinq compagnies différentes ! J’ai vu partir et arriver pleins de danseurs et danseuses, jeunes ou vieux. Les générations changent. Je suis arrivée dans la compagnie juste avant Jean-Christophe Maillot. Quand il est arrivé, on a eu l’impression de vivre la création d’une nouvelle troupe. Il a changé beaucoup de choses. Au début, on dansait beaucoup de George Balanchine et des ballets russes. Puis il a invité tous ces chorégraphes contemporains, avec qui on a eu la chance de travailler en dehors de ses créations. Ça aussi, c’était quelque chose de très important.
Comment a évolué le rapport entre Jean-Christophe Maillot et ses interprètes en 20 ans ?
C’est très différent aujourd’hui, d’abord à cause de l’âge. Quand Jean-Christophe Maillot est arrivé, il avait 32 ans, à peine plus que ses interprètes. Je pense aussi qu’il n’avait pas encore complètement trouvé son langage chorégraphique. Nous étions un petit groupe de danseurs et danseuses, le noyau dur, on s’est donné à lui comme si on était ses instruments. Il avait besoin à ce moment-là d’avoir une matière pour se découvrir lui-même. On a fait comme un don de soi : fais ce que tu veux avec nous, on te suit.
Aujourd’hui, sa chorégraphie existe en tant que telle. Pour lui, ça serait désormais impossible de faire tout le travail qu’il a fait sur nous avec un danseur de 18 ans. Il ne peut pas repartir de zéro à chaque fois, il doit continuer à évoluer. Pour cela, il doit avoir des danseurs et danseuses d’un certain niveau. C’est ce que va être mon travail quand je vais passer de l’autre côté du miroir : travailler avec des jeunes danseurs et danseuses qui ne sont pas encore forcément familiers de son travail, et les emmener à un certain niveau pour qu’ils-elles soient prêt-e-s à travailler avec Jean-Christophe Maillot.
Quand vous est venue cette envie de devenir maîtresse de ballet ?
J’ai commencé à faire ça il y a six ans. Jean-Christophe Maillot me l’a proposé et ça s’est fait tout seul, c’était inimaginable autrement. Depuis, je remonte chaque année un de ses ballets dans une compagnie étrangère. J’adore faire ça. Plus je vieillis et plus j’aime ce nouveau métier. Tout ce qui commence à être un peu frustrant quand je travaille avec mon instrument – mon corps qui ne répond plus à mes exigences – disparaît quand je travaille avec le corps des autres. Cette quête de la perfection, de sublimer le travail de Jean-Christophe Maillot, je peux continuer à le faire avec des corps jeunes qui ont plein de capacités, sans douleur.
Ce n’est pas un peu frustrant ?
Bien sûr, on peut avoir envie de faire les choses soi-même. Mais mieux vaut pouvoir continuer à travailler et faire ce que j’aime avec un autre instrument que de ne plus rien faire du tout.
Je sais à quel point il est difficile d’être danseur et danseuse. On a énormément de doutes, on manque souvent de confiance. On se regarde tout le temps dans un miroir à se juger constamment. On a alors envie d’être aiguillé, d’avoir quelqu’un à côté de soi qui a de l’expérience, qui a vécu ce que l’on est en train de vivre. J’aime être dans ce rôle, être à côté de ces jeunes. Mon but est de les guider, les encourager, et essayer de leur faire voir toutes les capacités qu’ils ont et toutes les belles choses qu’ils ont à donner.