Le Ballet de Perm ressuscite les œuvres de Diaghilev
Prochain arrêt : Perm. Aux portes de l’Oural, cette ville autrefois morne a porté la contestation et la consternation en germe au temps de l’URSS. C’est là que Boris Pasternak a couché sur papier la tragédie du Docteur Jivago en 1957. C’est là que des prisonniers politiques ont purgé leur peine dans un sinistre goulag. C’est encore là qu’a été assassiné le frère du dernier Tsar de Russie, triste prélude au massacre de la famille impériale quelques centaines de kilomètres plus loin. Mais Perm est également le berceau de Sergueï Diaghilev prolifique directeur des Ballets Russes, “noble et ardent chevalier de la plus grande croisade des Arts du XXème siècle” (Serge Lifar), qui a érigé le Paris de la Belle Époque et des années folles au rang de capitale artistique d’avant-garde.
Peut-être est-ce pour assouvir cette soif d’évasion que Perm s’est distinguée par la danse. La troupe du renommé Ballet de Perm – alliant académisme classique russe et énergie créatrice néo-classique – a ravivé quelques tableaux des Ballets Russes (1909-1929) de Serge de Diaghilev à l’occasion d’une soirée cosmopolite au théâtre des Sablons, samedi 17 janvier. Certes, l’émerveillement n’est plus celui qui prévalait dans le contexte du Paris du début du XXème siècle. Mais le potentiel évocateur reste intact et permet un voyageur dans le temps et l’espace.
Le premier acte – blanc – immerge dans les méandres de l’Inspiration, l’artiste et ses muses, avec deux pièces abstraites mais non moins romantiques. Sur une musique étonnamment doucereuse de Stravinsky, Apollon Musagète (1928) de George Balanchine téléporte dans une Antiquité épurée et harmonieuse qui tranche avec le vocabulaire néo-classique inédit du chorégraphe. Un bellâtre à la silhouette d’une statue grecque incarne Apollon. Les déséquilibres de George Balanchine semblent à peine maîtrisés mais, heureusement, les trois muses d’Apollon à la fois gracieuses et enjouées réussissent à restaurer le style entre deux-âges balanchinien.
Je respire, comme une odeur muscate et composée, ce mélange de filles charmeresses ; et ma présence s’égare dans ce dédale de grâces, où chacune se perd avec une compagne, et se retrouve avec une autre. L’Âme et la Danse, Paul Valéry.
Tout est blanc et paisible. La transition vers Les Sylphides (Chopiniana) chorégraphié par Michel Fokine s’amorce très naturellement. L’on retrouve les longs tutus vaporeux des actes blancs du XIXème siècle, les ailes des wilis, le collant blanc du poète et l‘exaltation de la féminité éthérée des Romantiques sur une jolie partition de Chopin, aux accents tantôt européens tantôt slaves. Ce ballet d’une trentaine de minutes très apprécié en Russie innovait néanmoins en son temps par le caractère abstrait de sa danse dénuée d’intrigue, voire d’émotions. Le Ballet de Perm a privilégié une veine plus moderniste que ses homologues moscovite et péterbsourgeois ces dernières années. Ses interprètes étaient un peu à la peine dans cet exercice outre-monde. Les ports de bras semblaient crispés et les grands jetés un peu trop terriens pour des muses florales et aériennes.
La parenthèse poétique s’est poursuivie avec Le Spectre de la Rose, du même Michel Fokine, qui donne corps au poème éponyme de Théophile Gautier. “Soulève ta paupière close Qu’effleure un songe virginal ; Je suis le spectre d’une rose Que tu portais hier au bal“. Celui-ci nous conte l’éveil d’une jeune fille en fleurs à l’amour, à la croisée de Casse-Noisette et d’Emma Bovary. Si le costumier a fait grâce à la danseuse du traditionnel port d’un bonnet de nuit, il semble par contraste s’être vengé sur le danseur, protagoniste principal de l’œuvre affublé d’une combinaison – plus rouge que rose – d’un mauvais goût certain. Les sens de la belle endormie tournoient pudiquement dans un décor délicatement désuet mais en 1911 cette représentation – quoique sage – du premier émoi féminin a pu troubler.
La Mort du Cygne sur le morceau pour violoncelle et piano de Saint-Saëns a parachevé cette bulle de pureté. Symbole de la fragilité et de l’évanescence du monde, la variation a été interprétée par une danseuse nerveuse, agitée de convulsions, à contre-courant des partis pris mélancoliques des grandes étoiles russes Svetlana Zakharova ou Uliana Lopatkina, références dans le rôle-titre. Ces spasmes préfigurent le sursaut bariolé que vont occasionner les Danses polovtsiennes slavo-orientales de Fokine/Borodine. Saris chatoyants, ventres nus, voiles orientaux et vaillants guerriers rappellent – assez facticement d’ailleurs – l’Asie centrale médiévale et signent l’apothéose de cette soirée éclectique.
Taisez-vous les grues du 16ème ! Théâtre des Champs-Elysées, 1913.
Dire qu’à l’aube du XXème siècle à Paris les Ballets Russes de Diaghilev ont provoqué remous esthétiques, culturels et émotionnels entre 1909 et 1929 est un euphémisme. Rompant avec l’académisme classique et la scénographie timorée du siècle précédent, Diaghilev tisse ses ballets comme des spectacles totaux, fruit du syncrétisme des arts. La Réforme du ballet était née. De nos jours, l’atmosphère qui s’en dégage n’est plus aussi dépaysante qu’au siècle dernier et les danses ne sont plus aussi affriolantes qu’elles l’étaient dans une France corsetée. Si les Ballets Russes ont pu indigner les “grues du 16ème” en 1913 lors de la première mouvementée du Sacre du Printemps (hérésie musicale, chorégraphique et conceptuelle à l’époque dans les milieux les plus conservateurs), le public de Neuilly-sur-Seine près de 100 ans plus tard a été conquis par la mise en relief des œuvres de Serge Diaghilev par le Ballet de Perm. Autres temps, autres mœurs.
Les Ballets Russes de Diaghilev par le Ballet de Perm, au théâtre des Sablons de Neuilly-sur-Seine. Avec Inna Bilash, Natalia de Froberville, Natalia Moisseva, Nikita Chetverikov, Sergeï Mershin, Ruslan Savdenov. Samedi 17 janvier 2015.