Une introduction à l’oeuvre de Lucinda Childs
Pour sa 45e édition, le Festival d’Automne à Paris consacre un portrait à la chorégraphe américaine Lucinda Childs, figure majeure de la postmodern dance. Du 24 septembre au 17 décembre, cinq programmes feront (re)découvrir quelques facettes de son gigantesque travail. Le Centre National de la Danse présente ainsi les premières pièces créées par la chorégraphe à la Judson Church dans les années 1960 et 1970 et interroge les modalités actuelles de leur transmission, tout en exposant des archives de Lucinda Childs, notamment des dessins permettant de mieux appréhender ses processus de création. La Lucinda Childs Dance Company danse AVAILABLE LIGHT au Théâtre du Châtelet et d’autres pièces des années 1970 et 1990 à la Commune d’Aubervilliers. Le Ballet de l’Opéra de Lyon interprètera son chef d’oeuvre Dance, mais aussi, lors d’une triple soirée très attendue, une création, Grande Fugue.
De quoi donner envie de se plonger dans le travail complexe d’une artiste qui ne cesse d’interroger notre rapport au spectaculaire, au temps et à l’espace. Retour en quatre pièces sur l’oeuvre de Lucinda Childs, pour mieux appréhender ces différents spectacles.
Carnation (1964) – L’expérience décisive de la Judson Church
Formée notamment chez Merce Cunningham, Lucinda Childs intègre le Judson Dance Theater en 1963. Avec Yvonne Rainer, Steve Paxton, Trisha Brown et bien d’autres, elle contribue à fonder ce qu’on appellera postmodern dance, un courant de contestation de la modern dance telle qu’elle est alors pratiquée, et notamment de la séparation entre l’art et la vie. Ces artistes travaillent à partir du mouvement quotidien, abrogent les frontières disciplinaires et questionnent les conventions spectaculaires lors de performances données dans la rue, sur les toits, à la Judson Church de New York…
En 1964, Yvonne Rainer (que l’on voit dans la vidéo ci-dessous commenter Carnation de Lucinda Childs) énonce les principes radicaux de leur recherche dans le Manifeste du Non : Non au spectacle, non au style, non à la virtuosité… Positivement, ce rejet se traduit par une exploration très inventive des possibilités de la performance. Carnation est un court solo où Lucinda Childs, en silence, se grime avec toutes sortes d’objets (bigoudis, éponges…). Le pied droit dans ce qui ressemble à une poche de glace, elle appose imperturbable ces objets sur un masque grillagé, créant une distance à la fois humoristique et provocatrice qui donne à réfléchir sur le cadre spectaculaire et le mouvement dansé.
Lucinda Childs n’a depuis cessé de voir dans ce travail bref mais intense au sein du Judson Dance Theater l’expérience fondatrice de l’ensemble de sa recherche artistique. Depuis 2003, elle oeuvre avec sa nièce Ruth Childs à la transmission de ce répertoire de performances.
Carnation est à voir du 27 au 30 septembre au CND de Pantin.
Einstein on the Beach (1976) – La rencontre avec Philip Glass
Cependant, la chorégraphe retourne vite sur scène, et notamment grâce à une rencontre elle aussi marquante dans son parcours, celle avec le compositeur minimaliste Philip Glass. Avec lui et Robert Wilson, elle crée son premier opéra en 1976, Einstein on the Beach, expérimentation inouïe sur la forme opératique. Elle a en charge la chorégraphie de cet opéra, tout en interprétant l’un des premiers rôles.
De ses recherches avec la Judson Dance Company, Lucinda Childs retient entre autres une volonté d’art total et les principes philosophiques de John Cage, notamment celui du “Nothing Personal” (titre donné à l’exposition de ses archives au CND de Pantin), “rien de personnel” : il s’agit de bannir la subjectivité des procédés de composition spectaculaire, ce qui doit paradoxalement permettre d’explorer davantage les possibles du mouvement. Cette philosophie esthétique, particulièrement engageante, irrigue son travail minimaliste dans Einstein on the Beach. Elle est cependant difficile à appréhender. C’est une des raisons pour lesquelles Lucinda Childs a tenu à montrer ses archives, afin que le public puisse davantage entrer dans le processus de création de ses œuvres – ce qui, et cela apparente son travail à l’art conceptuel, constitue une part importante de leur réception. Lucinda Childs a depuis Einstein on the Beach collaboré à de très nombreux opéras.
L’exposition Nothing Personal est à voir du 24 septembre au 17 décembre au CND de Patin.
Dance (1979) – Une danse minimaliste
Mais nul n’est besoin de connaître les parti-pris esthétiques de Lucinda Childs pour entrer dans Dance, l’un de ses chefs-d’oeuvre. En 1973, la chorégraphe fonde sa compagnie. Elle crée en 1979 Dance, à nouveau sur la musique de Philip Glass, et avec une scénographie de Sol LeWitt. À la musique minimaliste du compositeur répond la danse de Lucinda Childs, construite à partir de mouvements très simples et selon des principes de composition semblables à ceux de la musique minimaliste, la répétition et l’accumulation. La composition, toujours “rien de personnel“, obéit ainsi à des principes mathématiques, et notamment géométriques (même si le style du mouvement est tout à fait identifiable comme celui développé depuis les années 1970 par la chorégraphe).
Avec Sol LeWitt, elle a imaginé une scénographie déstabilisante, consistant à projeter avec une exacte synchronisation les images fortement agrandies des danseur.se.s. L’ensemble a un effet hypnotique bouleversant, et est une exploration passionnante de notre expérience du mouvement, du temps et de l’espace. Tourné à nouveau avec le Ballet de l’Opéra de Lyon, le film présente désormais un léger décalage avec la performance des danseur.se.s.
Dance est à voir du 29 septembre au 3 octobre au Théâtre de la Ville par le Ballet de l’Opéra de Lyon.
Concerto (1993) – Une oeuvre en constante évolution
Mais si Lucinda Childs revendique une continuité dans son travail, celui-ci ne cesse d’évoluer. Depuis les années 1990, elle crée ainsi sur des musiques jouées au clavecin, par exemple pour Concerto. L’exploration du vocabulaire classique, déjà très visible dans Dance, s’y poursuit, et les méthodes de composition sont toujours liées à la musique (par exemple avec le contrepoint), même si l’effet esthétique est assez différent de ses pièces antérieures. Le nom de sa création pour Festival d’Automne de 2016 est une réaffirmation du lien organique que Lucinda Childs établit entre danse et musique : c’est la musique de Bach qui donne son nom à Grande Fugue. Outre le plaisir de voir un nouveau spectacle de la chorégraphe, cette soirée sera l’occasion de confronter son esthétique à celles de Maguy Marin et Anne Teresa de Keersmaeker.
Concerto est à voir du 27 au 30 septembre à la Commune centre dramatique national d’Aubervilliers.
Grande Fugue est à voir du 29 novembre au 3 décembre à la MAC de Créteil (ainsi que du 17 au 25 novembre à l’Opéra de Lyon et en tournée).
Pour approfondir
– Le Programme du Festival d’Automne à Paris
– La chercheuse Sally Banes a consacré un ouvrage devenu aujourd’hui une référence à la postmodern dance, Terpsichore en baskets (édition Chiron, 2002).
– Corinne Rondeau a écrit la première monographie sur la chorégraphe, Lucinda Childs. Temps/danse (CND de Pantin, 2013).