L’impeccable Onéguine de John Cranko du Boston Ballet
Onéguine de John Cranko est décidément partout. Et notamment au Boston Ballet, entré au répertoire de la compagnie en 2002 et repris en mars 2016. Cinq distributions se succédaient, avec entre autres dans le si difficile rôle de Tatiana la française Anaïs Chalendard, nommée Principal dancer il y a quelques jours, ou Misa Kuranaga, l’Étoile emblématique du Boston Ballet. Regard croisé sur deux distributions de haute volée, tant par ses solistes que par son corps de ballet.
La jeune génération de balletomanes de Nouvelle-Angleterre a pu croire qu’Onéguine était une entrée au répertoire du Boston Ballet cet hiver. La pièce n’avait en effet pas été donnée depuis 2002. Un an auparavant, Mikko Nissinen, ancien danseur du San Francisco Ballet, prenait les rênes de la compagnie. A-t-il pensé à l’époque que la troupe n’avait peut-être pas toutes les qualités requises pour ce ballet exigeant et qui requiert non seulement un groupe de solistes confirmés mais aussi un corps de ballet performant ?
Ce qui est sur, c’est qu’en 15 ans, Mikko Nissinen a profondément modifié et modelé cette compagnie pour en faire aujourd’hui une troupe de niveau mondial, dotée de solistes exceptionnels : aucune difficulté donc pour remonter le chef d’œuvre de John Cranko en proposant cinq distributions différentes. “Onéguine est devenu un classique qui est au répertoire de tous les grande compagnies“, explique Mikko Nissinen. “Les rôles de Tatiana et Onéguine sont parmi ceux que les danseuses et les danseurs rêvent d’interpréter : les personnages sont si bien caractérisés dans le ballet qu’ils ont un impact profond aussi bien sur les artistes que sur le public…“
Pour cette reprise, la française Anaïs Chalendard, qui vient d’être nommée Principal du Boston Ballet (l’équivalent d’Étoile) après trois ans dans la compagnie, a été choisie par Mikko Nissinen et les héritiers artistiques de John Cranko pour incarner Tatiana. C’est un rôle exigeant techniquement mais qui surtout demande des qualités artistiques de premier plan. Il faut en trois actes représenter ce personnage complexe et son évolution : de la jeune fille rêveuse, solitaire et perdue dans ses lectures du 1er acte à l’amoureuse qui tombe sous le charme d’Eugène Onéguine pour enfin dans le pas de deux final montrer la femme qu’est devenue Tatiana, intègre, refusant de céder à sa passion intacte.
Dans ce canevas qui va à toute allure – moins de deux heures – il n’y a place ni pour le doute, ni pour l’à peu près. Anaïs Chalendard démontre qu’elle n’a pas usurpé ce nouveau titre de Principal. D’emblée, elle parvient à installer son personnage, une Tatiana qui déjà est sortie de l’enfance et se perd avec délices dans les livres. Peu de parties dansées dans ce 1er tableau mais il est décisif pour donner de la chair au personnage, faire que l’on soit intrigué et que l’on ait envie de le suivre.
Mais c’est après le coup de foudre que se tient la scène fameuse de la lettre de Tatiana à Onéguine avec ce premier pas de deux phénoménal où s’expriment la passion et le désir dans un enchainement survolté, d’une virtuosité inouïe. Les pas de deux imaginés pas John Cranko s’apparentent à des corps à corps qui exigent un partenariat affuté, plus encore que dans d’autres ballets. De ce point de vue, Anaïs Chalendard peut compter sur Sabi Varga, soliste du Boston Ballet venu de Budapest. Très grand, il promène avec superbe durant tout le ballet l’arrogance, l’ennui et la morgue du personnage d’Onéguine. Il est un partenaire exceptionnel pour Anaïs Chalendard, réalisant tous les portés périlleux du ballet avec assurance et sans jamais trembler.
Leur complicité artistique est évidente et elle sert la représentation magnifiquement jusqu’à cet ultime pas de deux où les danseur.se.s doivent en permanence rester sur le fil du mélodrame sans verser dans un excès de pathos. John Cranko en a fait une sorte de réplique en négatif du duo de la lettre : il y a les réminiscences de la passion de Tatiana avec la similarité des pas mais plus heurtés et qui restent comme en suspens.
Cette importance du partenariat dans le ballet de Cranko est encore plus évidente dans la seconde distribution. Misa Kuranaga, l’une des plus anciennes danseuses du Boston Ballet qu’elle a rejoint en 2003, est une artiste exceptionnelle. Le très redouté critique du New York Times, Alastair Macaulay a écrit à propos de Mademoiselle Kuranaga qu’elle est “l’une des meilleures danseuses classiques des Etats Unis…“. Son interprétation de Tatiana est de fait un pur délice. Plus réservée, plus en retenue, elle exprime néanmoins toutes les nuances du personnage. Sa danse est d’une aisance absolue, jamais embarrassée par les difficultés techniques. Misa Kuranaga bouge avec une extrême liberté. J’ai déjà hâte de la voir dans la prochaine reprise du Lac des Cygnes de Mikko Nissinen.
Pourtant, d’où vient que l’émotion n’est pas tout à fait la même ? MisaKuranaga semble mener le ballet à elle-seule. Son partenaire, Eris Nezha ne démérite pas mais il est moins naturellement Onéguine que ne l’était Sabi Varga.
Il y a quatre rôles de solistes dans ce ballet redoutable de John Cranko et le couple Olga/Lenski participe au succès de la représentation. Jillian Barrell et Samuel Zaldivar sont impeccables et ces deux jeunes danseur.se.s du corps de ballet sont étonnant.e.s de maturité. Reste le Corps de ballet sur lequel Mikko Nissinen a réalisé un travail formidable. Les danses de caractères sont une merveille et la périlleuse série de grands jetés dansés à toute allure sont irréprochables. Il y a dans cette troupe une vitalité, une jeunesse, un plaisir d’être sur scène qui transparaissent à chaque instant. C’est d’autant plus remarquable que presque tous les danseuses et danseurs interprétaient ce ballet pour la première fois. John Cranko fait de fait presque partie de la génétique du Boston Ballet. Ce génie du ballet narratif à la carrière hélas écourtée a laissé trois chefs-d’œuvres : Onéguine, La Mégère Apprivoisée et Roméo et Juliette. Le Boston Ballet est la seul compagnie américaine à avoir les trois à son répertoire.
Onéguine de John Cranko par le Boston Ballet, au Boston Opera House. Avec Anaïs Chalendard (Tatiana), Sabi Varga (Onéguine), Jillian Barrell (Olga) et Samuel Zaldivar (Lenski) le vendredi 4 mars 2016. Avec Misa Kuranaga (Tatiana), Eris Nezha (Onéguine), Diana Albrecht ( Olga) et Alexander Mariyanowski (Lenski) le samedi 5 mars 2016.