Frankenstein de Liam Scarlett – Royal Ballet de Londres
Quelle compagnie de danse peut encore se permettre, aujourd’hui, de proposer un nouveau grand ballet narratif, en mettant de gros moyens pour de nouveaux décors et costumes, une partition créée pour l’occasion, une pléiade d’Étoile sur scène, tout ça dans la main d’un jeune chorégraphe de tout juste 30 ans qui n’a jamais fait ça ? Le Royal Ballet de Londres est l’une des seules. Devant tous ces efforts, il est ainsi difficile d’être dur face à Frankenstein de Liam Scarlett. Cette création, faite sur mesure pour le Royal Ballet de Londres au printemps 2016, a même eu les honneurs d’une diffusion en direct au cinéma. Oui, le ballet est bourré de défauts. Mais force est de constater que l’ensemble se tient, que l’on ne s’y ennuie pas. Et que tout gros pari n’aboutît pas toujours (même rarement) à un chef-d’oeuvre, l’essentiel est que ce pari puisse exister. Pour comparer avec ce que le public parisien connaît, Frankenstein de Liam Scarlett pourrait s’affilier aux Enfants du Paradis de José Martinez. Soit une danse néo-classique passe-partout, qui n’a pas vraiment de patte chorégraphique, mais sauvée par un ensemble ultra-léché et un vrai souci de faire vivre l’histoire. Et porté par une troupe très investie et des solistes formidables au fort tempérament.
Liam Scarlett a déjà chorégraphié des pièces courtes et abstraites. Si certaines se révélaient astucieuses, le chorégraphe ne semble pas avoir encore les épaules assez larges pour proposer une danse intéressante pour un ballet aussi long (plus de deux heures) comme l’est Frankenstein. Alors il récite ce qu’il sait faire : un peu (beaucoup) de MacMillanisme et de portés qui s’envolent. Beaucoup aussi de scènes jouées plutôt que dansées, s’appuyant ainsi sur le formidable sens théâtral du Royal Ballet. Plus qu’un chorégraphe, Liam Scarlett apparaît ainsi presque plus que comme un metteur en scène, sachant jouer des espaces et laisser sa place aux personnages, le tout avec des astuces vues mais qui fonctionnent (comme les flash-back d’une lumière différence), et comme déjà pensé pour une diffusion au cinéma. Son travail fait ainsi un peu penser à celui de Christopher Wheeldon, même si Liam Scarlett n’a pas encore sa maturité.
Frankenstein reprend la trame du livre de l’écrivaine britannique Mary Shelley. Victor Frankenstein part étudier la médecine, laissant sa fiancée Elizabeth, son père et son jeune frère William dans le manoir familial. Il est profondément marqué par le décès de sa mère en couches, et est fasciné par les théories pouvant insuffler la vie dans un corps. C’est ce qu’il fait au cours d’une expérience. Mais terrifié par ce qu’il a créé (une créature monstrueuse et apeurée), il s’enfuit et retourne dans sa famille, accompagné de son meilleur ami Henry. La créature le suit, et au cours de quelques péripéties, tue tout le monde poussant Victor en suicide (je résume en grandes lignes).
Le premier acte, s’il passe agréablement, fait craindre quelques longueurs par la suite. La danse est décidément pauvre, comme si le chorégraphe s’était d’abord soucié de son livret et de ses beaux costumes plutôt que de sa recherche chorégraphique. Tout est très littéral, trop littéral, pas aidé par une musique pas désagréable aux oreilles mais vite pénible par ses redondances et sa facilité. Et entre les pas de deux, Elizabeth en robe bleu et la scène dans la taverne avec les prostituées, Manon de Kenneth MacMillan est bien trop près pour en faire abstraction. Heureusement, la suite prend un autre rythme. L’acte 2 s’embarrasse moins de blabla, faisant plus confiance au groupe et à la danse plutôt qu’au théâtre. L’apparition de la Créature crée surtout une autre façon de danser, plus ancrée dans le sol, qui apporte un contrepoids bienvenu dans la chorégraphie. Le drame se noue, d’autant plus touchant que la Créature apparaît surtout comme un être assoiffé d’amour qui ne demande qu’à être pris dans les bras. S’il tue le jeune William, c’est par maladresse, non par méchanceté.
Le troisième acte mélange quant à lui superbes passages et moments moins aboutis. Il s’ouvre sur la scène du mariage entre Victor et Elizabeth, qui décontenance par des décors surréalistes et des costumes à paillettes, bien loin du cadre plus naturaliste des deux premiers actes. La Créature est montrée comme un être sadique et méchant, sans grande logique dans la construction psychologique du personnage (et ce n’est pas la faute de l’interprète). La scène de bal apparaît brouillonne à l’écran, comme si la caméra ne savait pas vraiment qui filmer. L’équilibre est cependant vite retrouvé, pour les plus beaux moments du spectacle. D’abord par un très beau duo entre la Créature et Elizabeth. Le premier qui ne demande qu’à connaître l’amour, la deuxième emportée par son destin, ne pouvant que se laisser balloter. Ensuite par le pas de deux poignant entre la Créature et Victor, vraiment moment original où la danse de Liam Scarlett trouve enfin sa personnalité.
Comme dit plus haut, le ballet a aussi la chance d’être porté par des artistes formidables. Federico Bonelli et Steven McRae sont en parfait contre-point, entre le héros romantique torturé et la Bête ancrée au sol. Laura Morena donne de l’épaisseur à Elizabeth, personnage finalement vite oublié même si sa présence en scène est importante. Alexander Campbell apporte une touche d’humour bienvenue. Tous les artistes de la troupe enfin, jeunes élèves compris, montrent leurs formidables talents d’acteurs et d’actrices, cette culture britannique si forte du théâtre qui emporte tout, même les ballets oubliables.
Frankenstein de Liam Scarlett par le Royal Ballet de Londres au Royal Opera House. Avec Federico Bonelli (Victor Frankenstein), Sacha Barber (Victor enfant), Laura Morena (Elizabeth Lavenza), Skya Powney (Elizabeth enfant), Bennet Gartside (Père de Victor), Christina Arestis (Mère de Victor), Guillem Cabrera Espinach (William), Elizabeth McGorian (la gouvernante), Meaghan Grace Hinkis (Justine), Lauren Molyneux (Justine enfant), Alexander Campbell (Henry), Thomas Whitehead (le Professeur) et Steven McRae (la Créature). Retransmission en direct au cinéma du mercredi 18 mai 2016.