Soirée Forsythe/Kylian/Scholz – Ballet du Rhin
Le Ballet du Rhin a ouvert sa nouvelle saison, la première sous la direction de Bruno Bouché. Il a quitté l’Opéra de Paris en juin dernier pour immédiatement prendre en charge l’une des plus importantes compagnies nationales françaises, avec le souci de “bâtir un répertoire du XXIe siècle“. Bruno Bouché a choisi trois chorégraphes contemporains majeurs : l’allemand Uwe Scholz, le tchèque Jirí Kylián et l’américain William Forsythe : une affiche somptueuse qui ancre d’entrée la compagnie du Ballet du Rhin dans un répertoire exigeant et virtuose.
Mais cette soirée aurait pu tout aussi bien s’intituler “Hommage à John Cranko”. Uwe Scholz, Jirí Kylián et William Forsythe ont en effet en commun d’avoir fait leurs classes – au sens propre du terme – dans le sillage et sous l’aura du chorégraphe sud-africain, qui fit du Ballet de Stuttgart l’un des centres névralgiques de la danse en Europe. Malgré leurs bases communes, ces trois chorégraphes majeurs ont développé chacun un langage qui leur est propre. John Cranko, en créant avant tout le monde des ateliers de chorégraphie, a ainsi permis à toute une pléiade de danseur.se.s et de créateur.rice.s de s’épanouir en cherchant leur propre voie. Nul n’est besoin aujourd’hui de faire l’éloge de ces trois chorégraphes, qui ont tous les trois non seulement enrichi le répertoire de pièces majeures, mais aussi développé un style singulier qui inspire toujours nombre de leurs plus jeunes collègues.
C’est avec la reprise de Jeune Homme que débute la soirée. Uwe Scholz avait créé cette pièce en 1986 pour les Ballets de Monte-Carlo et elle fit son entrée au répertoire du Ballet du Rhin en 1990. Oeuvre pour 21 interprètes, elle se danse sur le Concerto pour piano N.9 de Mozart, qui lui avait donné ce titre de Jeune Homme. Uwe Scholz suit la structure infiniment classique en trois mouvements : le premiers rapide dans l’allegro, le deuxième sur un tempo d’adage avec l’andantino et un final presto. La pièce s’articule autour de six couples du corps de ballet et de deux couples dansant chacun un pas de deux, et enfin d’un soliste incarnant Mozart.
D’inspiration balanchinienne, la chorégraphie se développe sur un décor conçu également par Uwe Scholz, représentant la partition de Mozart. Il utilise un langage éminemment classique, parfois académique, mais en y instillant des moments acrobatiques avec notamment des portés en grand écart renversé. C’est une danse à la fois dynamique, joyeuse mais aussi lyrique qui se déploie sur scène. Dongting Xing et Alain Trividic interprètent avec une précision extrême le pas de deux du deuxième mouvement, lignes superbes, bustes penchés et bras abandonnés y dessinent un duo d’amour où s’expriment des sentiments complexes. La chorégraphie y est très aboutie et le couple d’interprètes s’y livre avec une grâce infinie et beaucoup d’émotion. On ne peut que regretter qu’Uwe Scholz, chorégraphe prodige et prodigue, soit mort trop jeune, laissant son oeuvre inaboutie.
Mais c’est Renjie Ma qui reste l’épicentre de ce ballet. À 29 ans, ce danseur d’origine chinoise est déjà un ancien de la compagnie qu’il a intégré il y a dix ans, après avoir été formé à l’école de danse de Hong Kong. Soliste depuis deux ans, c’est un pilier du Ballet du Rhin. Et son interprétation de Jeune Homme est un enchantement : sa hauteur de sauts, ses arabesques, ses épaulements, tout est raffinement dans la danse de Renjie Ma, très à l’aise dans cette pièce purement néo-classique.
Il est tout aussi époustouflant dans 27’52’’ de Jirí Kylián qui fait son entrée au répertoire de la compagnie. Le chorégraphe tchèque avait créé cette pièce en 2002 pour le Nederlands Dans Theater 2, la compagnie de jeunes danseur.se.s de la Haye. C’est Jirí Kylián qui a personnellement choisi 27’52” en observant la compagnie. Même si elle est déjà un classique du répertoire 27’52’’ fait ainsi partie des pièces dansées par le Ballet de l’Opéra de Lyon), ce n’est pas l’œuvre la plus facile du chorégraphe. Il faut accepter d’être déconcerté.e et se laisser porter par le voyage qu’il propose, porté par six danseur.se.s, soit trois couples baptisés Red, Purple et Yellow comme les couleurs des corsages des trois danseuses.
Le ballet débute en fait dès l’entracte, où rideau ouvert, le public assiste à l’échauffement des six interprètes. Tout se déroule sur de grands pans de linoléum qui tombent des cintres ou qui servent de tapis de sol. On quitte là résolument le langage néo-classique pour une danse qui semble n’être qu’une longue phrase ininterrompue sur la musique déroutante de Dirk Haubrich, entrecoupée de citations de L’Albatros de Charles Baudelaire, récité d’abord normalement puis en inversant l’enregistrement. Jirí Kylián excelle à y mélanger les références et les vocabulaires : classiques, folkloriques, jazz parfois. 27’52’’ (le titre est la durée exacte du ballet) se déploie presque comme une transe entre ces trois couples qui s’étreignent et s’interchangent. On y voit bien sûr une allégorie du couple et des relations homme/femme sur différents modes, de l’attirance érotique à la confrontation. Le final est spectaculaire avec un ultime pas de deux où la danseuse en rouge, Susie Buisson, enlève son tee-shirt et devient ainsi comme le miroir de l’homme qui danse torse nu. Puis, elle disparaît enfouie sous le tapis alors que tombent des cintres trois grands morceaux de linoléum. Comprenne qui voudra ! Le résultat n’en est pas moins sidérant, et les 6 artistes du Ballet du Rhin s’emparent magnifiquement de cette pièce qui demande toujours à être vue et revue tant elle est complexe.
Autre entrée au répertoire pour clore cette soirée, le superbe et détonnant Quintett de William Forsythe. Bien qu’elle fût créée en 1993 pour sa compagnie, le Frankfurt Ballet, cette pièce est à part dans le répertoire du chorégraphe. Elle sonne d’abord comme un défi à la musicalité des artistes. Il s’agit en effet d’une même séquence musicale chantée, composée et interprétée par Galvin Bryars. William Forsythe était ensuite, à l’époque de sa création, confronté à la maladie de son épouse. Il dut ainsi à plusieurs reprises laisser les cinq danseur.se.s poursuivre le travail sans lui. Sur la scène, un immense projecteur, qui peu à peu dessinera sur le mur une trappe, et un escalier comme une métaphore de la mort. Pas de deux et solos se jouent simultanément sur scène, exigeants du public qu’il choisisse ce qu’il souhaite privilégier. William Forsythe déploie tout son abécédaire classique truffé de chutes, de déséquilibres et d’hyper-extensions. Pièce difficile, risquée aussi, dont les cinq interprètes se tirent plutôt bien, même s’il faut encore ici et là parfaire le geste et tenir le rythme tout à la fois lancinant et effréné de la chorégraphie de William Forsythe.
Un mot pour finir du théâtre de Colmar. Le Ballet du Rhin a cette belle spécificité de se diviser entre trois scènes : l’opéra de Strasbourg, la Filature de Mulhouse et le théâtre municipal de Colmar, délicieuse salle à l’italienne, presque un théâtre de chambre. Le plateau y est petit ce qui oblige les danseur.se.s à constamment s’ajuster pour ne pas s’encombrer les uns les autres. On sent qu’il leur faudrait parfois plus d’espace pour développer leurs pas, même si cela permet une très grande proximité avec le public. Cette soirée que Bruno Bouché a baptisé “Grands chorégraphes européens” montre en tout cas une troupe en grande forme, capable de danser plusieurs styles. L’aventure ne fait que commencer, et elle est déjà réjouissante !
Grands Chorégraphes Européens par le Ballet du Rhin au Théatre municipal de Colmar. Jeune Homme d’Uwe Scholz avec Renjie Ma (Mozart), Dongting Xing et Alain Trividic (pas de 2) ; 27’52” de Jiri Kylian avec Susie Buisson, Renjie Ma, Monica Barbotte, Thomas Hinterberger, Dongting Xing et Marwik Schmitt ; Quintett de William Forsythe avec Ana-Karina Enrique Gonzalez, Jean-Philippe Rivière, Susie Buisson, Mikhael Kinley Safronoff et Marwik Schmitt. Samedi 4 novembre. À voir du 14 au 18 novembre à l’Opéra de Strasbourg.