[Retransmission cinéma] Roméo et Juliette déniaisé par Alexeï Ratmansky au Bolchoï
Alors que le mariage d’amour n’est plus une utopie dans nos contrées occidentales, le destin tragique des amants de Vérone qui s’aiment jusqu’à ce que la mort les sépare n’en finit par de passionner les foules. Preuve en est : la retransmission en direct du nouveau Roméo et Juliette du Bolchoï, dans une version d’Alexeï Ratmansky étrennée au Ballet du Canada en 2011, affichait complet dans les salles parisiennes. Le résultat ? Un beau drame chorégraphique, à l’épure moderne, qui saisit par ses détails psychologiques. En somme, un Roméo et Juliette tout sauf mièvre.
Il faut dire que la musique de Prokofiev, créée pour le ballet original, laisse présager une noirceur féroce. Son agressivité rythmique, ses mélodies contrastées, ses modulations harmoniques intempestives peignent un décor sonore inquiétant. Porté sur la musicalité du geste, Alexeï Ratmansky suit de près la partition en signant une chorégraphie concise, sans fioritures, qui a d’ailleurs l’intelligence de répondre aux leitmotivs musicaux. Aussi, le bas de jambe est souvent sec, les mouvements de bras sont parfois abrupts, comme pour traduire les charmantes agaceries du couple. Les pas de deux restent sobres, lyriques sans excès, davantage dans la veine des grands ballets soviétiques de Youri Grigorovitch que dans celle de Kenneth MacMillan ou de John Cranko. Le corps de ballet est minimaliste, il n’écrase jamais les héros de Vérone.
Cette impression de simplicité, alliée à la maturité, est renforcée par le style incisif d’Ekaterina Kryssanova et de Vladislav Lantratov, couple décidément shakespearien révélé par La Mégère apprivoisée. Ekaterina Kryssanova est une danseuse estampillée Bolchoï ; elle ne s’embarrasse pas d’un verbiage suranné ou d’un jeu maniéré. Mais, si elle a de l’attaque, elle refuse la facilité de la danse spectaculaire qui n’existe que pour elle-même. Elle ne se laisse pas moins tenter par une interprétation intégralement pathétique de Juliette, personnage dont elle loue la vivacité, le romantisme mais aussi la force mentale, la détermination sociale. Son physique préraphaélite, teint d’opale et chevelure de flammes, l’aide d’ailleurs ici à se fondre dans la peau de l’héroïne tragique sans rien affadir.
Vladislav Lantratov est de la même trempe artistique. Il manie l’intensité tout en nuances, tant par sa technique que par son interprétation polychromes. Il est tantôt impressionniste, tantôt expressionniste. Dans une interview donnée à l’entracte, il souligne l’évolution psychologique de son personnage : d’abord conditionné par un mariage de raison avec Rosaline, norme absolue à l’époque, il succombe goulument à la violence de la passion. Si le couple ne fait pas dans le lyrisme sirupeux, il n’emporte pas moins l’adhésion par la puissance émotionnelle qu’il dégage.
Quelques bulles de poésie éclatent de-ci de-là. Dès son apparition, Roméo se montre rêveur, un livre à la main. Fidèle à lui-même, Alexeï Ratmansky réhabilite la pantomime au profit d’une meilleure lisibilité narrative. Il étoffe le comte Pâris, fiancé officiel de Juliette et exacerbe la psychologie de Roméo, par exemple en illustrant le dilemme qui le déchire avant la scène clef du duel à mort. Le chorégraphe semble là souligner le poids des actes individuels, s’éloignant des codes classiques de la tragédie et faisant une incursion dans l’existentialisme. Ainsi, Roméo pleure ici davantage la mort de Tybalt que celle de Mercutio en ce que la première est un élément déclencheur relevant de sa responsabilité.
Le décor stylisé apporte une touche moderne bienvenue à l’œuvre. Le château rouge en arrière-plan apparait comme un mélange du Castelvecchio de Vérone et du Kremlin de Moscou. Alexeï Ratmansky n’est décidément jamais avare de clins d’oeil.
Roméo et Juliette d’Alexeï Ratmansky par le Ballet du Bolchoï, au théâtre Bolchoï, vu au cinéma en direct avec Pathé Live. Avec Vladislav Lantratov (Roméo), Ekaterina Kryssanova (Juliette), Igor Tsvirko (Mercutio), Dmitry Dorokhov (Benvolio), Vitaly Biktimirov (Tybalt), Nikita Elikarov (Lord Capulet), Kristina Karasyova (Lady Capulet), Egor Khromushin (Pâris), Anastasia Vinokur (la nurse), Egor Simachev (Frère Laurent) et Ekaterina Barykina (Lady Montaigu). Dimanche 21 janvier 2018.