Ballet du Rhin – Plus loin l’Europe : Israël avec Ohad Naharin et Gil Carlos Harush
C’est un passionnant programme en forme d’interrogation géographique que propose le Ballet du Rhin pour l’avant-dernier programme de la saison. Fidèle à ses exigences artistiques, Bruno Bouché ouvre l’univers chorégraphique de la compagnie avec une soirée qu’il a intitulé Plus loin l’Europe : Israël et qui réunit deux chorégraphes : Ohad Naharin et un nouveau venu quasiment jamais vu en France, Gil Carlos Harush. Le premier, directeur de la Batsheva Dance Company, fait entrer deux de ses pièces au répertoire (George et Zalman et Black Milk), le deuxième crée pour la troupe une longue pièce de 45 minutes pour 14 danseurs, The Heart of My Heart. L’occasion de mettre en miroir ou d’opposer deux générations différentes qui ont en commun d’avoir grandi en Israël.
Commençons d’abord par un peu d’histoire. De quoi la danse israélienne est-elle le nom ? Et peut-on, comme le suggère le titre du spectacle, tirer ce fil d’Ariane entre l’Europe et Israël, comme unies dans une planète chorégraphique semblable ? L’affaire est compliquée, comme l’explique l’historienne Sonia Schoonejans dans un article passionnant du programme de la soirée. Il va de soi que la danse israélienne s’est fondée à partir des immigrants venus d’Europe et notamment d’Allemagne et d’Autriche, fortement influencés par les figures de Mary Wigman et d’Isadora Duncan. Mais tout change après la Seconde Guerre mondiale qui voit l’émergence en Israël de la danse moderne américaine incarnée entre autre par Martha Graham. Cette dernière est invitée par Bethsabée Batsheva de Rothschild, mécène passionnée de danse qui donne son nom à la plus fameuse des compagnies israéliennes. Celle-là même que dirige Ohad Naharin depuis 1990. Le chorégraphe réalise ainsi la fusion de toutes ces influences alimentées de danse folklorique, moderne et néo-classique. Créateur d’un langage et d’un style puissant et original, il est sans conteste le fondateur de la danse israélienne moderne, inspirant quasiment tous les chorégraphes de son pays, de Sharon Eyal à Hofesh Schechter. C’est dire qu’une soirée qui se revendique de la danse israélienne peut difficilement aujourd’hui faire l’impasse sur Ohad Naharin.
Qui s’en plaindrait ? Bruno Bouché voulait initialement confronter deux jeunes chorégraphes israéliens à Ohad Naharin. L’un des projets n’a pas pu se concrétiser mais la soirée conserve malgré cela toute sa cohérence. On le doit au choix judicieux de pièces présentées qui partagent le même univers stylistique. Gil Carlos Harush est l’un des rares chorégraphes israéliens qui ne soit pas passé par la Batsheva Dance Company. Nonobstant, on retrouve dans sa chorégraphie l’engagement physique des pièces d’Ohad Naharin qui exige des danseurs et des danseuses d’être des gymnastes accomplis. Il y a aussi cette quête de sens que l’on perçoit dans The Heart of my Heart. Cela n’implique pas une trame narrative mais plutôt une interrogation d’ordre poétique et métaphysique.
The Heart of my Heart est chorégraphié sur la musique de Chemi Ben David, chanteur israélien. Elle impose un univers mélancolique et assez sombre, à l’image de la scénographie, construite sur fond noir avec une balançoire au centre du plateau. Cet objet n’est pas issu du hasard mais de la biographie de Gil Carlos Harush qui, dans sa note d’intention, se souvient que ses parents qui ne lui ont jamais rien refusé, avaient accepté de lui acheter une balançoire comme il l’avait demandé. Mais le projet ne s’est jamais réalisé. Pas de frustration, dit-il, “mais je me souviens davantage de n’avoir pas eu de balançoires que des innombrables choses que j’ai reçues“. Cette balançoire est devenue un symbole que Gil Carlos Harush appelle “le cœur de mon cœur“, expression utilisée par Michelle Obama quand elle évoquait ses filles et toutes les filles qui sont “notre centre du monde, le cœur de nos cœurs“. Le chorégraphe dédié d’ailleurs sa pièce à l’ancienne First Lady américaine.
Gil Carlos Harush a mis à profit la formation des artistes du Ballet du Rhin, utilisant un langage néo-classique parfaitement maitrisé. Autour du couple central tout en blanc se construisent des duos et des ensembles qui questionnent la symétrie. Les lumières créées par Tom Klefstad, composées de cinq projecteurs géants en fond de scène, installent un univers en clair-obscur renforcé par les costumes noir et blanc. The Heart of my Heart est une œuvre complexe qui ne livre pas ses clefs à la première vision et elle est destinée à avoir une place de choix dans le répertoire du Ballet du Rhin.
Pour pallier l’absence d’un autre chorégraphe israélien, Bruno Bouché propose non pas une mais deux pièces d’Ohad Naharin, créées pour les deux principales compagnies israélienne : George et Zalman écrite pour l’Ensemble Jeunes de la Batsheva en 2006 et Black Milk entrée au répertoire de la Kibbutz Contemporary Dance Company en 1985. Bien que composées à plus de 20 ans d’écart, ces deux pièces peuvent se voir en miroir tant elles se répondent l’un l’autre. Et quelle riche idée de les montrer côte à côte sans entracte ! ’effet est encore plus saisissant.
George et Zalman est chorégraphiée pour cinq danseuses vêtues de noir. Black Milk pour cinq danseurs torses nus en vastes pantalons blancs. George et Zalman est comme une suite de variations au sens musical du terme sur la musique d’Arvo Pärt et le poème de Charles Bukowski Making it, qui commence par la phrase “ignore all the concepts and possibilities“. Chaque variation s’enrichit d’une nouvelle phrase du poème jusqu’à son terme, les cinq danseuses composant à chaque fois un nouveau tableau. Il y a un humour ravageur dans George et Zalman, il serait d’ailleurs bienvenu lors des reprises de reproduire et traduire le poème de Charles Bukowski qui en constitue la trame. Black Milk se rattache plus à la fibre folklorique d’Ohad Naharin enrichi d’un vocabulaire néo-classique qui livre une danse quasi tribale, où les cinq danseurs se noircissent le visage sur scène au rythme de la musique de Paul Smadbeck pour deux marimbas. La danse est physique et requiert des interprètes une force et une énergie de tous les instants.
Bruno Bouché a réussit ce pari risqué d’introduire la compagnie à des grammaires chorégraphiques qui ne leur sont pas familières. Et jamais le Ballet du Rhin n’est pris en défaut durant cette soirée, confirmant l’excellence santé de cette compagnie en renouveau.
Plus loin l’Europe : Israël par le Ballet du Rhin à l’Opéra de Strasbourg. The Heart of My Heart de Gil Carlos Harush ; George et Zalamn et Black Milk d’Ohad Naharin, avec Monica Barbotte, Erika Bouvard, Susie Buisson, Marin Delavaud, Ana-Karina Enriquez Gonzalez, Thomas Hinterberger, Mikhael Kinley-Safronov, Pierre-Emile Lemieux Venne, Renjie Ma, Céline Nunigé, Alice Pernao, Marwik Schmitt, Valentin Thuet, Hénoc Wayseson, Misako Kato, Francesca Masutti, Riku Ota et Jean-Philippe Rivière. Vendredi 20 avril 2018. À voir au Théâtre de Colmar les 28 et 29 avril.