Tuesday, Oct. 3, 2023

La Bayadère par le Ballet de l’Opéra de Paris – Récit d’une soirée de non-nomination

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22 avril 2022

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Nous avons l'habitude chez DALP d'écrire et raconter les soirées de nomination d'Étoile. Une représentation de non-nomination, c'est pour nous une première. Mais cette Bayadère du 20 avril, réunissant François Alu (Solor), Dorothée Gilbert (Nikiya) et Bianca Scudamore (Gamzatti), vaut bien exception. Spectacle magnifique, public chauffé à blanc et direction au grand complet, seule l'apparition du micro lors des saluts manqua pour ce tableau presque parfait. Il fut remplacé par une audience vent debout, refusant de quitter la salle et demandant à cor et à cri la nomination pendant 15 minutes, lumières allumées. Une première dans notre mémoire de Balletomanes.

Récit d'une soirée de non-nomination

C'était la foule des grands jours à l'Opéra Bastille. De très nombreux habitué-e-s et passionné-e-s de danse se pressaient et se mêlaient à plusieurs Étoiles dans la salle, celles d'aujourd'hui comme celles d'hier. À tel point que, cela faisait longtemps que ça n'était plus arrivé, les touristes semblaient en minorité. La direction au grand complet - le directeur de l'Opéra de Paris Alexander Neef, le directeur adjoint Martin Ajdari et la Directrice de la Danse Aurélie Dupont - est assise au rang 15, côté cour, pour filer rapidement en coulisse. Pas de Jack Lang au rang protocolaire, mais des balletomanes qui ont cassé leur tirelire. C'est fou comme une soirée de nomination commence exactement pareil qu'une soirée de non-nomination.

Démarrons d'abord par un peu de contexte, pour les absent-e-s de la sphère de la danse depuis six ou sept ans. L'Opéra de Paris compte en ses rangs un danseur incroyable : François Alu. Un peu plus petit que les autres, plus râblé, plus énergique aussi. Pas tout à fait le "physique Opéra de Paris", même si on ne sait plus très bien ce que cela veut dire. Mais un danseur incroyable, qui saute plus haut que les autres, qui tourne plus vite. Surtout qui a un engagement théâtral hors-normes, un charisme ébouriffant et cette qualité immense de toujours créer quelque chose en scène, dès qu'il y met un pas, de rendre vivant n'importe quelle geste même quand il ne danse pas. Bref, François Alu est un artiste qui ne met pas tout le monde d'accord - qui peut le faire ? - mais qui indéniablement marque (en général fortement) les esprits. La définition que je donnerai d'un Danseur Étoile en fait. Même s'il ne rentre pas complètement dans le moule, François Alu a été reçu à l'École de Danse de l'Opéra et y a été un élève modèle : pas forcément dans le comportement, mais par le fait qu'il a toujours terminé premier de sa division, à chaque examen. Reçu dans le corps de ballet à 16 ans, promu à chacun de ses concours de promotion, Premier danseur à 19 ans, de nombreux rôles qui s'offrent à lui. Mais fin 2015, toujours dans La Bayadère, pas de micro non plus, on ne sait pas où est passé Benjamin Millepied. Et l'arrivée d'Aurélie Dupont à la Direction de la Danse en février 2016 marque pour le danseur une violente mise au placard : peu de distribution, pas de grands rôles, même ceux qu'il a déjà dansés. Alors le danseur part un peu dans tous les sens. Il quitte l'Opéra pour 6 mois, devient juré de Danse avec les stars, monte son propre spectacle où il règle ses comptes avec l'institution.

Le public commence à faire son deuil de le voir un jour étoilé, de le voir même redanser un jour à l'Opéra. Avec le Covid, cela fait maintenant deux ans qu'il n'a plus mis le pied sur la scène de l'institution. Sauf que, un jour de février 2022, les distributions tombent : François Alu est titulaire du rôle de Solor sur la prochaine série de La Bayadère, rôle qu'il n'avait plus le droit de toucher depuis six ans. Sur quatre dates. Et avec l'Étoile Dorothée Gilbert. Si ça, ça ne sent pas la nomination ! Vite, branle-bas de combat : leur première est le 12 avril, tout le monde sur le 12. Mais deux semaines avant, le psoas de l'intéressé lâche. Et la veille, c'est dit : il ne dansera pas ce soir-là, ni le 15. Par contre, le 20 avril, c'est bon. Alors tout le monde sur le 20 ! Et de passer sa matinée à rafraîchir la page de la billetterie jusqu'à tomber sur le précieux sésame, casser sa tirelire sans se poser de question.

Saluts de La Bayadère - Dorothée Gilbert et François Alu

Et voilà comment nous arrivons le 20 avril, à 19h à l'Opéra Bastille - ouf, pas d'annulation Covid de dernière minute. Et tout, tout est là pour que ça se passe bien, dont la direction présente au grand complet. Ne manque qu'une représentation exceptionnelle. Et on y est. Nous reviendrons en détail sur ce trio dans un autre papier, avec les autres distributions de cette série. Toutefois en quelques mots. Dorothée Gilbert est une Nikiya divine, danseuse sacrée jusqu'au bout des doigts et femme puissante, régnante. Bianca Scudamore est une Gamzatti de la trempe des reines, de celle qui fait obéir Solor d'un simple regard lui intimant de s'asseoir, de celle qui regarde la salle crânement, jusqu'au fond du second balcon avant d'entamer sa série de fouettés par un triple tour. Cette soirée aurait aussi pu être sans rougir une soirée de double nomination : Bianca Scudamore fait définitivement partie des grandes. François Alu est un Solor détestable : dédaigneux avec les castes inférieures, terriblement lâche face à Nikiya. Et pourtant, dans leur premier pas de deux, l'on aurait cru voir Roméo et Juliette tant ils semblaient liés par un amour plus fort que tout. Mais son Solor reste un guerrier noble, qui quand même préfère les ors de la fille du Rajah et le confort qui va avec plutôt que sa danseuse sacrée. Tous les trois sont absolument brillants techniquement. Ils ont une grande cohérence dans leur style et dans leur parfaite entente en scène, si investis et crédibles dans leur jeu et leur pantomime, nous emportant dans leur histoire. On en oublie les petits ratés : une bayadère qui tombe au premier acte (plus de peur que de mal on l'espère), la première ligne qui tremble un peu dans les Ombres (la série est longue), l'Inde un peu trop de pacotille. Tout le monde - les trois solistes mais aussi l'ensemble du corps de ballet - nous emmènent dans cette histoire, nous emmènent ailleurs. Nous rappellent aussi ce que c'est que l'excellence façon Opéra de Paris, qui n'est pas forcément présente tous les soirs depuis un certain temps.

Et côté public, c'est une ambiance de rêve qui participe aussi aux grands soirs. Les trois solistes sont applaudis chaleureusement lors de leur première apparition (une habitude qui se perd, et c'est dommage). François Alu a même droit à des applaudissements pour son arrivée à dos d'éléphant du deuxième acte, c'est dire. Pendant la danse, l'écoute est d'or : pas un bruit dans la salle, pas un chuchotement, pas un portable qui vibre ou un toussotement, à croire que le Covid a disparu. Mais à chaque fin de variation, c'est l'explosion. Et quelle ovation à la toute fin du dernier acte, à la pause finale, quand le corps de ballet se fond dans un dernier port de bras ! Tout est là, oui, tout est là : une représentation exceptionnelle, un Premier danseur au mieux de sa forme, un public chauffé à blanc, un photographe à l'avant-scène, une caméra en fond de parterre, les Étoiles dans le public qui filent en coulisse, et la direction, a-t-elle bougé de son siège ? Le public ovationne chaque salut, certain de ce qui va arriver. Sur scène, le corps de ballet zieute en coulisse, Dorothée Gilbert regarde côté cour avec insistance. Foi de Balletomane, ce soir est un soir de nomination, ou je n'y connais rien.

Mais... Mais... Un salut, deux saluts, le rideau se referme. Et rien. Les lumières se rallument, incitant gentiment le public à quitter la salle. Sauf que le public n'est pas vraiment de cet avis ! Alors il reste, se lève, fait entendre sa voix, a les paumes rouges à force d'applaudir. D'abord pour féliciter encore une fois cette fabuleuse distribution et tous les artistes en scène, parce que ce fut un grand soir. Puis des "Alu Étoile" commencent à fuser. Non, ça ne va pas se terminer comme ça. Un machiniste appuie sur le mauvais bouton, la salle redevient noire le temps d'une seconde, avant de se rallumer. Un geste malencontreux (sadique diront certains) qui ne fait que relancer l'envie de ne pas partir. Et voilà le public parti pour 15 minutes d'ovation, alors que toutes les lumières sont allumées, à applaudir les artistes et à crier "Alu Étoile" ! Le couple star du soir revient devant le rideau, salue une dernière fois, repart. Le public, lui, ne repart pas, insiste, aux "Alu Étoile" se mêlent quelques "Dupont démission", ça crie, ça insiste. Non, on ne partira pas ! La Révolution à Bastille, allez-y, vous pouvez y aller sur les jeux de mots. Mais une ambiance comme celle-là, ce public debout pendant 15 minutes à applaudir et à crier, lumières allumées, on n'avait jamais vu ça. François Alu et Dorothée Gilbert reviennent une dernière fois saluer, lancent un cœur avec les mains au public, l'Étoile fait un petit haussement d'épaules décontenancé à la salle. Ils repartent pour la dernière fois.


 

Le public a compris qu'il ne se passerait rien, il reprend lui aussi ses affaires. Mais cette non-nomination n'est pas digérée. Mais que s'est-il passé ? Rendez-vous devant l'entrée des artistes. Une bonne centaine de personnes attendent déjà devant - quand on dit que rien ne ressemble plus à une soirée de nomination qu'une soirée de non-nomination. Aurélie Dupont semble déjà partie - pas sûre qu'elle aurait réussi à sortir. Les danseurs et danseuses rentrant chez eux ne semblent pas avoir compris non plus ce qui s'est passé. Tout le monde s'y attendait, eux aussi. Dorothée Gilbert, Bianca Scudamore et François Alu sortent chacun-e à leur tour, chaleureusement ovationnés. Ils se prêtent aux jeux des photographes. Le Premier danseur ne montre aucune déception, il semble heureux d'avoir dansé, heureux de la soirée. Il est encore plein d'énergie. Toujours généreux, il prend le temps de saluer chacun-e, de faire des selfies avec une toute jeune apprentie danseuse, signe les feuilles de distribution qui se tendent devant lui. Qu'avons-nous dit déjà plus haut sur rien qui ne ressemble plus à.... ?

Entre discussions et pêche en renseignements, une info sort : s'il y a nomination, ce sera le 23 avril. Cette date est une représentation un peu spéciale : elle est réservée à des familles qui ne sont jamais venues à l'Opéra de Paris. Les places ne sont pas mises en vente sur les réseaux habituels, on n'en trouvera aucune sur la billetterie. La nomination serait donc pour ce public néophyte. Entendons-nous bien : ce genre de soirée est génial. Oui, il faut ce type d'opération pour amener un nouveau public, le mettre à l'aise, lui faire découvrir cet univers. Mais nommer une Étoile - si cela se fait - sans aucun habitué dans la salle, cela a du mal à passer. Une nomination, c'est aussi 15 minutes d'ovation, la centaine de personnes à l'entrée des artistes - et pas sûr qu'il ait droit à ça devant un public qui ne connaît pas tout ça. Une nomination, c'est aussi un moment de partage entre le public et la compagnie - c'est pour cela aussi que les nominations n'arrivent jamais complètement "par surprise", que des bruits courent, et qu'au final tout le monde est dans la salle.

Paraît-il que la nouvelle direction générale n'a pas forcément les codes du Ballet et ses attentes. Soit. Aurélie Dupont les connait ses codes, et si nomination il y aurait, cela sonnerait un peu comme un : "Vous la vouliez cette nomination ? Et bien la voilà, mais vous ne la verrez pas. Et na ! N'aviez pas qu'à critiquer tout le temps ma programmation. Et je fais ce que je veux d’abord". À l'heure où l'institution s'éloigne de plus en plus d'un public de passionnés, où la Direction de la Danse a tant de mal à s'imposer après pourtant plus de six ans en poste, cela aurait sonné comme un acte de réconciliation. Ce sera (si nomination il y a) un peu comme une punition. Une nomination au Japon mais à trois stations de métro. Par contre n'oubliez pas de prendre votre abonnement 22/23 en passant.


 

Mais tout ceci n'est que spéculation. On ne sait pas ce qui se passera le 23 avril, comme on ne sait pas les multiples épisodes et rebondissements qui ont accompagné cette série de Bayadère et ces distributions. Mais quoi qu'il ait pu être prévu, organisé ou signé, ce soir était le soir. Il n'y avait qu'à trouver un micro en coulisse et monter en scène. Même à l'Opéra de Paris où tout est si compliqué, cela semble être de l'ordre du raisonnable. Comment ne rien faire après une soirée pareille, comment ne pas voir ce qui se passe ? Un peu de panache que diable, changeons les plans et improvisons. Mais non. Tant pis. Croisons les doigts pour samedi. Certain-e-s Parisien-ne-s ont déjà prévu d’être à la sortie des artistes à 22h30 à défaut d’être dans la salle. Remercions les trois solistes, tous les seconds rôles et le corps de ballet pour cette soirée d'exception. Et l'ensemble du public de Bastille, qui était un peu le personnage supplémentaire de cette soirée pas comme les autres, dont on se souviendra longtemps. "Le 20 avril, la soirée de non-nomination ? J'y étais !".

 



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Amélie Bertrand

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