Angelin Preljocaj – Annonciation – Torpeur – Noces
La 43e édition de Montpellier Danse se veut être à la fois un territoire de création – ce que l’on attend d’un festival – et le lieu du répertoire contemporain – principe bien plus rare dans ce genre de programmation. Angelin Preljocaj, un habitué du festival, ouvrait cette session 2023 avec un programme illustrant on ne peut mieux cet adage : une création Torpeur et deux pièces de répertoire, Annonciation (créé en 1995) et Noces (1989). Et c’est bien cette dernière pièce, saisissante et percutante, qui emporte tout sur son passage. Une chorégraphie puissante, et physiquement très engageante pour les danseurs et danseuses, raconte le drame des mariages forcés de très jeunes filles. Plus de 30 ans plus tard, Noces n’a rien perdu de sa férocité implacable. À côté, Torpeur paraît presque trop harmonieux, même si la danse n’en est pas moins virtuose, mais d’une autre façon. Beau duo féminin, Annonciation garde encore tout son mystère et sa beauté, malgré deux interprètes cherchant encore un peu le chemin de la pleine incarnation.
Création. Création. Création. Le monde de la danse contemporaine ne jure très souvent que par les nouveautés. C’est tout un système – DRAC, CCN, habitude des programmateurs et programmatrices de lieux culturels – qui a amené à cette surenchère de la nouveauté, ne permettant pas à assez de pièces de trouver un chemin durable vers le public, au-delà de quelques dates. Le problème est connu et complexe à résoudre, tant il demande de transformer profondément la politique du spectacle vivant en France. Jean-Paul Montanari, le directeur emblématique de Montpellier Danse, apporte quelque part sa pierre à la réflexion en assumant une 43e édition tournée, aussi, vers le répertoire. Bien sûr, les créations ont une belle part pour cette édition 2023, Sharon Eyal ou Mathilde Monnier en tête. Mais les reprises, l’acte volontaire d’aller chercher des pièces qui pour certaines n’ont pas été vues sur scène depuis plus de dix ans, font partie intégrante de cette édition de Montpellier Danse.
Le tout est accompagné de plusieurs tables rondes, pour réfléchir sur le pourquoi, et pragmatiquement le comment, de ces reconstructions. Les réflexions en émanant laissent parfois un peu songeuse. Le monde de la danse contemporaine semble presque perplexe face à cet acte de regarder vers le passé et de voir comment les œuvres résonnent aujourd’hui. C’est pourtant quelque chose que les compagnies de langage classique ont résolu et assumé depuis longtemps, que ce soit du côté de la programmation que du public, demandeur de répertoires comme de nouveautés. Il est absolument naturel dans le monde du ballet de prendre une pièce, qu’elle ait 150 ou 5 ans, et de s’interroger sur sa façon de raconter le monde aujourd’hui. Et si toute cette question n’était finalement que résultant du mal français de la danse : celui de penser que le langage classique sert uniquement à raconter des choses du passé, tandis que le langage contemporain est là avant tout pour narrer le présent ? Les créations par le langage classique, encore plus pour des compagnies indépendantes, sont rares en France, voire inenvisageables à l’Opéra de Paris il n’y a pas si longtemps. À l’inverse, aller reprendre une œuvre d’il y a 30 ans semble presque antinomique de l’acte de création dans technique contemporaine.
Angelin Preljocaj est peut-être l’un des rares à avoir toujours fait le lien entre ces deux mondes – deux techniques très différentes, mais toujours de la danse. Habitué de Montpellier Danse et autres festivals importants de la danse contemporaine – Noces, par exemple, a été créée en 1989 pour la Biennale de danse du Val-de-Marne – le chorégraphe a toujours gardé un lien étroit avec les ballets classiques, faisant entrer certaines de ses oeuvres à leur répertoire ou leur créant des pièces sur-mesure. Le meilleur exemple reste bien sûr Le Parc, monté pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 1994, aujourd’hui un tube des compagnies académiques. Angelin Preljocaj a aussi bénéficié très trop d’une structure solide, avec sa compagnie fondée en 1985, devenue CCN en 1989 et bénéficiant toujours de ce statut, ce qui n’a pas été le cas de tous les chorégraphes de sa génération. Ancrée à Aix-en-Provence, la troupe bénéficie d’un théâtre (le Pavillon Noir), d’un junior ballet, de choréologues, de toute une ossature permettant des créations comme de faire vivre un répertoire. Les reprises de pièces font ainsi naturellement partie des saisons du Ballet Preljocaj, qui peut aussi programmer de nombreuses dates de tournées de par sa renommée. Et Lk chorégraphe assume ces différentes reprises, tout comme le fait qu’elles soient forcément “datées“, ne changeant rien aux décors ou costumes, gardant jusqu’aux éléments techniques.
Noces, la pièce la plus ancienne de ce programme ouvrant Montpellier Danse 2023, n’apparaît pourtant en rien datée. Ni par son thème – les mariages forcés – que sa danse tranchante, sa puissance qui heurte. Et sa grande beauté malgré la violence de chaque geste. L’on se demande même si la pièce n’est pas encore plus évocatrice aujourd’hui, où les questions féministes sont enfin à portée d’oreilles, qu’elle ne l’était il y a 35 ans quand le chorégraphe parlait de “rapt consenti“, ce qui serait inenvisageable d’écrire aujourd’hui. Les grands rideaux pourpres encadrant la scène, de la même couleur que la robe de la danseuse principale, évoquent invariablement en 2023 les tenues des Servantes écarlates, ne donnant que plus de puissance aux propos de la pièce : celle de l’asservissement de très jeunes filles par des hommes plus âgés, malgré la force et la colère des victimes. Les danseuses les incarnant ont une danse d’une grande maturité, qualité sine qua non pour aborder cette danse incisive et complexe, demandant aussi une certaine mise en danger physique par ces grands sauts, ces bancs à escalader, ce lâcher-prise total pour se jeter de haut dans les bras de leur partenaire. Elles apparaissent néanmoins toutes juvéniles dans l’expression, captant la lumière avec la grâce des adolescentes, impression renforcée par les robes presque enfantines de velours tournoyantes. À leurs côtés, les hommes sont en chemise et cravate, renforçant cette impression de pouvoir d’hommes matures sur de très jeunes filles. Le pouvoir, ce sont pourtant elles qui l’ont. Combatives, en colère, elles passent la pièce à essayer d’échapper à leur destin, tordant comme des poupées vaudous de grandes mariées de chiffons. Leur rage n’a pas été vaincues au moment de partir en fond de scène au bras de leur mari. Elles ne sont pas rompues, elles ne sont pas défaites. Elles bouillonnent de ne pas avoir pu échapper à leur destin de femme – encore une réalité dans de nombreux pays. Et l’on devine en les voyant partir leur vie de combat à venir.
Noces n’avait pas été repris depuis longtemps. Il y eut pourtant ce petit sentiment miraculeux, cette impression de voir une pièce façonnée pour les interprètes d’aujourd’hui. Tant tout est déjà formidablement abouti dans leur interprétation et leur façon de mener l’oeuvre de bout en bout. Chacune et chacun fait corps avec la danse, aussi avec la musique puissante de Stravinski, une partition – que l’on connaît peu finalement par rapport au Sacre du Printemps – dont Nijinska fut la première à s’emparer.
La dernière création d’Angelin Preljocaj, Torpeur, précédait cette reprise. Il est amusant de voir comment la danse du chorégraphe a pu évoluer. Tranchante et anguleuse, elle devient avec cette nouvelle pièce tout en rondeur. L’on n’est même pas loin d’un certain académisme avec une véritable couronne ou une jolie arabesque par-ci par-là. Ce langage plus néo-classique, des portés qui s’envolent, les entrées en chorale du groupe, une certaine harmonie générale font presque penser à de la post-modern dance. Le geste se fait en tout cas virtuose, porté par un groupe enthousiasmant, trouvant dans la musique du collectif 79D un élan séduisant. Puis la danse se calme, plonge dans une lenteur appuyée. L’idée est de plonger dans cette torpeur estivale, quand la chaleur rend chaque geste ouateux. Il y manque néanmoins comme un relâchement du haut du corps, un état de nonchalance, une véritable langueur. Et qui empêche à la pièce d’être pleinement investie. Malgré un passionnant travail du pas de deux, l’on cherche cette sensualité, cet abandon. Et le final en cercle fait finalement plus penser à l’échauffement du matin – et grand rond de jambe en l’air passé à la seconde – qu’à cet état de corps alangui. La construction de la pièce n’en est pas moins admirable, mais il y manque comme une véritable incarnation pour passer d’un geste lent à la véritable torpeur.
C’est un peu ce qui conclut la première pièce du programme, la reprise d’Annonciation, créé en 1995 et parfaite introduction à cette riche soirée. Duo féminin, il met en scène l’Annonce à Marie par l’ange Gabriel. L’on perçoit dans le geste quelques références picturales, tant le sujet a été emparé par les grands peintres. Mais le chorégraphe sait s’en détacher pour créer une gestuelle propre et un duo passionnant, opposant Marie comme auréolée de candeur et l’Ange, paraissant parfois comme une sorcière puissante. Les deux interprètes ont une danse magnifique, mais il manque comme un brin de complexité dans leur interprétation, leur personnage paraissant un peu trop semblables. Une incarnation, là encore, pas assez marquée pour pleinement faire vivre ce duo qui n’a pas vieilli. Le fil des représentations – le programme va beaucoup tourner la saison prochaine – devrait permettre aux différentes interprètes de s’emparer pleinement de cet hypnotique pas de deux.
Ballet Preljocaj dans le cadre de Montpellier Danse. Annonciation d’Angelin Preljocaj, avec (en alternance) Clara Freschel (Ange) et Florette Jager (Marie) / Mirea Delogu (Ange) et Verity Jacobsen (Marie) ; Torpeur d’Angelin Preljocaj, avec Mirea Delogu, Antoine Dubois, Matt Emig, Chloé Fagot, Clara Freschel, Verity Jacobsen, Florette Jager, Erwan Jean-Pouvreau, Florine Pegat-Toquet, Maxime Pelillo, Valen Rivat-Fournier et Lin Yu-Hua ; Noces d’Angelin Preljocaj, avec Mirea Delogu, Antoine Dubois, Matt Emig, Chloé Fagot / Florine Pegat-Toquet, Clara Freschel, Verity Jacobsen, Florette Jager, Erwan Jean-Pouvreau, Valen Rivat-Fournier et Lin Yu-Hua. Mercredi 21 juin 2023 à l’Opéra Berlioz/Le Corum. À voir en tournée durant toute la saison 2023-2024 : du 12 au 15 septembre au Pavillon Noir d’Aix-en-Provence, du 1er au 3 décembre au Théâtre des Champs-Élysées de Paris (dans le cadre de la saison TranscenDanses), du Du 28 mars au 5 avril à l’Opéra Royal de Versailles…
Le Festival Montpellier Danse continue jusqu’au 4 juillet.