TOP

Planet (wanderer) – Damien Jalet et Kohei Nawa

Le Théâtre National de la Danse Chaillot a offert une rentrée d’exception avec le très attendu spectacle de Damien Jalet scénographié par Kohei Nawa. Planet (wanderer), dont c’était la création mondiale, est un moment de beauté à la fois absolu et crépusculaire. Conçue pour huit danseurs et danseuses venues de différents horizons et soigneusement choisies par le chorégraphe pour leur diversité, cette pièce ne ressemble à rien de connu et nous emmène dans des territoires inexplorés. Les deux artistes inventent  sur scène un monde où la terre et l’être humain vivent dans une osmose unique, où les interprètes sont littéralement ancrés dans le sol comme une dérive poétique qui fait ressentir la planète – celle-ci ou une autre – d’une autre manière, plus organique et résolument sensuelle. Émotions à la pelle pour un spectacle inoubliable.

Planet(wanderer) de Damien Jalet et Kohei Nawa

Et pourtant ! Planet(wanderer) n’est pas né sous les meilleurs auspices. Le spectacle devait faire l’ouverture de la saison dernière du Théâtre de Chaillot après avoir été créé au Japon. La pandémie a bousculé ce calendrier et mis en péril le projet. On avait quitté Damien Jalet à la mi-mars l’an dernier avec le superbe Vessel, co-réalisé également avec le plasticien japonais Kohei Nawa. Déjà on pressentait la fin de l’insouciance alors que l’Italie voisine se claquemurait. Las ! La série de représentations de Vessel a été interrompue par le premier confinement et Damien Jalet comme par capillarité fut infecté par ce méchant virus. Les rideaux de fer des théâtres sont restés hermétiquement clos pour d’interminables semaines et les frontières se sont fermées. Dans ce climat d’incertitude et d’empêchement, comment concevoir un spectacle quand ses auteurs vivent loin les uns des autres et les interprètes dans des pays lointains ? Relevant le défi, se soumettant aux quarantaines, Damien Jalet a surmonté ces obstacles. La résidence au Japon a dû être annulée et les répétitions, comme la création, déportées au Théâtre de Chaillot. Avec la difficulté pour l’équipe technique parisienne de se confronter à des matériaux inconnus comme le katakuriko, une sorte de fécule de pomme de terre qui permet aux danseuses et danseurs de se fixer dans le sol. Le procédé est inédit et complexe à manier pour tous les artistes et fut source d’inquiétude pour le chorégraphe.

Mais sur scène, le soir de la première, rien ne transparaît de ces innombrables difficultés. Dès l’ouverture, on est fasciné par ce sol granitique, sableux, sombre et peu éclairé, mais où l’on distingue comme un cratère mouvant. Un corps s’extrait de ce magma dont on ne distingue pas encore la forme réelle. Côté jardin, une sorte de monolithe, composé en fait des corps des autres danseuses et danseurs. Celles et ceux qui ont vu le premier opus de Damien Jalet et Kohei Nawa, Vessel, savent l’infini talent qu’ils savent déployer pour créer cette osmose entre le vivant et l’inerte, qui semblent parfois ne faire qu’un. On retrouve cette fibre dans  Planet(wanderer) mais dans un registre différent. Le plateau est plus large, la terre plus grande. Cette matière sableuse noire dessine un paysage lunaire et volcanique, sur lequel quatre danseuses et quatre danseurs s’érigent. Ils se plantent dans cette substance qui immobilise leurs pieds. Mais qui leur offre toute liberté pour se déployer du bassin jusqu’au haut du corps : ils tournent, se plient, se tordent, se relèvent, diffusant une curieuse sensation à la fois d’emprisonnement et de liberté.

Planet(wanderer) de Damien Jalet et Kohei Nawa

Quand ils se sont extraits de ce magma, Damien Jalet leur offre des symétries et des asymétries permanentes. En ligne où séparés, ils semblent ne former qu’un seul corps. On retrouve là un savoir-faire propre au chorégraphe, qu’il avait superbement utilisé dans Brise-Lames, chorégraphié pour le Ballet de l’Opéra de Paris (également interrompu par la Covid et qui sera repris le 24 septembre pour le Gala d’Ouverture). Sur cette terre, qui peut paraître hostile, tous les huit forment comme une constante ondulation et une vague qui ne cesserait de se régénérer et de reprendre des forces. 

Le titre de la pièce interroge évidemment. Dans ce moment où surgissent de toute part et de plus en plus vite les fureurs du climat, comment ne pas ressentir une forme d’angoisse quant à l’avenir de cette terre ? On ne peut guère se défiler aujourd’hui face à cette préoccupation même si rien de ce que nous montrent Damien Jalet et Kohei Nawa ne ressemble à notre Monde, évoquant davantage une autre planète. Mais tout ne semble pas définitivement perdu : Wanderer, après tout, c’est l’errance et le vagabondage qui induisent l’idée d’un mouvement et d’un ailleurs. Les huit interprètes portent cette énergie et cet espoir avec une danse large, précise, épurée, qui fait appel sans cesse à leurs qualités d’athlètes dans une chorégraphie qui n’a jamais peur de l’extrême. Tim Hecker a imaginé des sons électroniques d’où émergent parfois des bruits parasites qui confortent cette ambiance crépusculaire.

Le Théâtre de Chaillot bruissait de joie et d’excitation à quelques minutes de cette réouverture et l’espoir d’une saison qui ne sera pas tronquée. Une heure plus tard, lorsque la lumière s’éteignit, la salle se leva tout uniment dans une ovation géante. Il y a souvent de grands moments de solitude quand on  voit des spectacles et que l’on tente maladroitement d’en rendre compte. L’on peut ressentir tant d’heures d’ennui quand le public applaudit à tout rompre et à l’inverse d’enthousiasmes freinés par un succès tiède. Cela ne peut qu’appeler à la modestie. Mais ce soir-là, on ne pouvait pas se tromper : la salle fit un triomphe pourPlanet(wanderer). Car il y avait là devant nous un spectacle majuscule. Kohei Nawa est un grand plasticien et Damien Jalet un artiste majeur d’aujourd’hui.

Planet(wanderer) de Damien Jalet et Kohei Nawa

Planet (wanderer) de Damien Jalet au Théâtre National de la Danse de Chaillot. Scénographie de Kohei Nawa, musique de Tim Hecker, lumières de Yukiko Yoshimoto. Avec  Shawn Ahern, Kim Amankwaa, Aimilios Arapoglou, Francesco Ferrari , Vinson Fraley, Christina Guieb, Ruri Mito, Astrid Sweeney et Ema Yuasa. Mercredi 15 septembre 2021. À voir jusqu’au 30 septembre.

En tournée : Amsterdam, Internationaal Theater Amsterdam 7 et 8 octobre 2021  ; Rouen, Opéra de Rouen Normandie 13 octobre 2021 ; Sankt Pölten, Festspielhaus St. Pölten 4 décembre 2021 -; Cannes, Palais des Festivals et des Congrès 11 décembre 2021 ; Rennes, Théâtre National de Bretagne 12 au 15 janvier 2022; Taipei, National Performing Arts Center – National Theater and Concert 25 au 27 mars 2022 ; Kyoto, ROHM Theatre 28 et 29 avril 2022  ; Tokyo, Tokyo Metropolitan Theatre 4 au 6 mai 2022  ; Hong Kong, Kwai Tsaing Theatre 27 et 28 mai 2022.

 



Poster un commentaire