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Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev – Les Étoiles, les promesses et les belles surprises

​​Seul ballet classique sur toute la saison du Ballet de l’Opéra de Paris, il ne fallait pas manquer Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev, d’après Marius Petipa, à l’Opéra Bastille en décembre dernier. Malgré une peut-être lassitude tant ce ballet semble être le seul, avec Giselle, à vouloir être donné régulièrement. Mais les Étoiles féminines, ici Dorothée Gilbert et Myriam Ould-Braham, ont su donner tout leur intérêt à cette reprise. Avec des façons de danser très différentes, ces deux ballerines, au sommet de leur art, ont porté de leurs pointes et de leur âme deux très jolies soirées. Dorothée Gilbert avait à ses côtés deux danseurs brillants et pleins de promesses, Pablo Legasa et Guillaume Diop. Myriam Ould-Braham était pour sa part associée à deux talents peut-être percutants en soi, Marc Moreau et Axel Magliano, mais qui ont su proposer une interprétation toute en maturité. Et ce fut finalement ce trio qui apparut comme le plus abouti. Point commun de ces deux soirées : un corps de ballet féminin spécialement investi, notamment dans un quatrième acte d’une beauté qui ne cesse d’émouvoir.

Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev – Dorothée Gilbert

La dernière série du Lac des cygnes de Rudolf Noureev par le Ballet de l’Opéra de Paris, donnée en décembre dernier pour les Fêtes, a beaucoup été commentée pour son absence d’Étoiles masculines. François Alu parti, Mathieu Ganio et Hugo Marchand trop éprouvés par Mayerling, Mathias Heymann blessé… sans oublier sur un plus long terme Josua Hoffalt parti trop vite et de jeunes talents qui n’ont pu acquérir la maturité nécessaire faute d’une programmation adéquate. Les distributions de Siegfried et Rothbart étaient effectivement, en très grande majorité, jeunes et inexpérimentées. Parler des Étoiles féminines, avec toute une génération au sommet de son art, est toutefois bien plus intéressant. Deux soirées vues, l’une avec Dorothée Gilbert en Odette/Odile, l’autre avec Myriam Ould-Braham. Et deux moments uniques de danse, avec deux danseuses mettant leur âme à nu, sublimant cette partition si connue de la danse.

L’on se répète un peu lorsque l’on parle de Dorothée Gilbert et Myriam Ould-Braham dans le même rôle. Mais l’on ne se lasse pas de les voir côte à côte, tant elles offrent des visions différentes, et tout aussi intéressantes, du personnage. La première transcende une technique qu’elle maîtrise d’une folle complexité. Le drame l’assaille, la touche, la met à terre, mais elle garde toujours une forme de puissance intérieure, qui rend aussi ses personnages si actuels. La deuxième a une technique plus fragile. Mais elle se sert justement de cette fragilité pour proposer une interprétation d’une absolue sincérité, totalement désarmante, touchant au cœur et remuant les âmes par sa douceur et douleur incarnées. Et toutes les deux le fond avec ce qu’elles sont : leur corps qui n’est pas forcément ce que l’on attend d’un Cygne, leurs forces et leurs faiblesses, leur profonde honnêteté. C’est ainsi la magie de voir deux ballerines d’un aussi haut niveau proposer leur vision aussi différente, et toute aussi émouvante et enrichissante.

Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev – Myriam Ould-Braham 

Cette différence s’est montrée de façon encore plus nette dans leur interprétation d’Odile. Dorothée Gilbert reste dans une certaine puissance et se montre clairement comme l‘instigatrice du piège qui se referme. D’ailleurs ce soir-là, le véritable couple en scène était bien celui qu’elle formait avec Pablo Legasa (Wolfgang/Rothbart). C’est elle qui emmène Siegfried dans ses filets, volontairement très expressive, trompeuse, sachant jouer des ressemblances avec Odette. Et la coda du troisième acte, point culminant de son numéro d’hypnose, donnait le vertige par sa virtuosité ensorceleuse. Un pas de trois du Cygne noir qui fut le point culminant de la soirée. À l’inverse, Myriam Ould-Braham propose une Odile presque inexpressive, un véritable jouet dans les mains de Rothbart. Elle ne décide de rien et exécute. Comme un Cygne blanc ayant perdu son âme, donnant à ce troisième acte un sentiment très troublant. Un point de vue d’une grande force dramatique, même si la danseuse a failli techniquement dans sa coda, rompant le fil magique de la narration qui s’était tissé sur scène. Mais tout fut oublié au quatrième acte, où l’Étoile retrouva sa pleine mesure, chacun de ses mouvements de bras semblables à des larmes brisant le cœur.

Un Lac des cygnes n’est cependant pas qu’Odette/Odile. Plutôt un trio dans cette production de Rudolf Noureev, avec Siegfried et Rothbart. Si le chorégraphe avait voulu monter une version plus psychanalytique, centré sur l’homosexualité de Siegfried dont il n’a lui-même pas forcément conscience, cette version laisse la liberté à ses interprètes de s’en emparer de différentes façons. Ce qui a, là encore, permis de voir en deux soirs deux visions différentes du ballet.

Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev – Dorothée Gilbert

Dorothée Gilbert était entourée d’un duo prometteur, entre le Premier danseur Pablo Legasa et le récemment promu Sujet Guillaume Diop. Véritablement, la future Étoile de ce soir – et déjà prête au titre, ce qui semble urgent au vu des effectifs – fut Pablo Legasa. Dès son premier pas en scène, il prend le dessus, impose sa présence et son regard sombre. Il ne fait pas le jeu du double personnages et l’on n’a aucun doute que Rothbart et Wolfgang forment une seule et même personne. La dimension homosexuelle est plus ou moins occultée pour dresser plutôt le récit d’une vengeance. De la reine ? De Siegfried ? De cette cour ? Rothbart et Odile veulent mettre cette société tout entière à terre, Odette n’est qu’un appât dans leur plan démoniaque, Siegfried presque ne victime collatérale. Alerte, toujours puissamment dans son personnage, brillantissime dans le troisième acte, Pablo Legasa montre un travail abouti qui ne demande qu’à manger les rôles. Rêveur et mélancolique, Guillaume Diop apparaît un peu désarmé face à lui au premier acte. Mais son regard juvénile tient la route dans cette histoire, et comment ne pas être emporté par sa danse absolument superlative, brillante et musicale ? Dans le pas de trois du Cygne noir, le voilà plus qu’à la hauteur. Il se révèle aussi un partenaire attentif, et ce n’est pas si fréquent à 22 ans. Néanmoins, le danseur est apparu encore vert dans son interprétation. L’on ne sait pas forcément où il va, il y a un peu de sur-jeu parfois. Et l’alchimie ne passait pas avec Dorothée Gilbert – une impression que m’avait déjà laissé leur Bayadère – même si le duo est en soi bien assorti physiquement. Guillaume Diop est plein de merveilleuses promesses, mais qui n’ont pas encore vraiment écloses.

Distribution bien différente pour Myriam Ould-Braham. Siegfried était Marc Moreau et Rothbart Axel Magliano. L’on n’a pas forcément vu ce soir deux Étoiles en puissance – et en même temps, quelle importance ? – mais deux artistes au cheminement dramatique travaillé et sincère. Et un trio porteur de sens, plus équilibré que la distribution ci-dessous. Passé Premier danseur en 2019, Marc Moreau n’a pas forcément eu le temps de briller dans un grand rôle avec le Covid. D’ailleurs, Siegfried est sa première expérience de premier plan dans un long ballet. Le danseur séduit et émeut. Présent, sensible, généreux dans sa danse, il propose un Siegfried plein de maturité, conscient de ses mensonges face à la société. Axel Magliano, que l’on n’a pas vu depuis longtemps dans un rôle de premier plan, a aussi gagné en épaisseur. Noir et ténébreux sorcier en montant en scène, il change de visage au premier acte pour danser un Wolfgang profondément amoureux et mélancolique. Le couple ici est assumé, déjà existant et consommé – leur premier pas de deux n’est-il pas une véritable scène d’amour ? Ils sont empêtrés dans leurs mensonges et de ce que l’on attend d’eux. L’histoire tire ainsi bien plus vers le rêve, la vision, d’autant plus que Myriam Ould-Braham est plus humaine que cygne, donnant à son personnage une aura de mystère particulier. Les trois interprètes racontent la même histoire, s’écoutent et proposent un tout très abouti.

Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev – Myriam Ould-Braham et Marc Moreau

Dans l’un comme dans l’autre, ces messieurs s’effacent au dernier acte pour laisser briller leur Étoile respective, toutes deux au firmament dans ce dernier passage. Mais aussi le corps de ballet féminin, magnifiques Cygnes à l’unisson, qui trouvent dans cette magnifiquement triste complainte du quatrième acte une partition à la mesure de leur talent et de leur unité. Ce dernier moment est décidément le point fort de cette production de Rudolf Noureev, qui montre tout de même, et ce depuis quelques reprises, des signes de faiblesse. Les écrasants décors, les lumières blanches presque brutales, posent question. Volonté du chorégraphe ou manque de temps de les travailler au moment de sa création ? 40 ans plus tard, il serait bon d’y réfléchir. Tout comme la chorégraphie en soi. On le dit à longueur de reprises : Rudolf Noureev avait un sens incroyable de la mise en scène, de mettre en mouvement ses danseurs et danseuses en scène, ses personnages. Mais la chorégraphie pure paraît de plus en plus datée et lourde. La polonaise des hommes, ainsi, arrive à point nommé au premier acte. Mais les pas semblent se chercher et les danseurs dans la souffrance. Les danses de caractère ne doivent un semblant de vie qu’à quelques interprètes très investis – Hugo Vigliotti et Andrea Sarri en tête. Problème intrinsèquement de la chorégraphie ? De la transmission ? Des interprètes d’aujourd’hui ? Difficile de dire mais le problème est là, et il serait inspiré d’y réfléchir au risque de perdre cette si belle production à bien des égards.

Citons enfin quelques seconds rôles – ils furent nombreux à être de qualité. Le premier soir, Aubane Philbert brilla dans le pas de trois du premier acte, ainsi qu’Antoine Kirscher visiblement soucieux de montrer que sa place de Premier danseur n’est pas usurpée. Le lendemain, Bianca Scudamore et Naïs Duboscq formèrent un joli trio avec Andrea Sarri. Les quatre Petits cygnes furent à chaque fois impeccables, mais la mention spéciale revient aux Grands cygnes de luxe. Héloïse Bourdon, Roxane Stojanov ou Bianca Scudamore sont d’une autre trempe, elles s’attelèrent pourtant à leur tâche avec le même professionnalisme que si elles tenaient le rôle principal. Un gage de qualité pour l’ensemble, mais un petit arrière-goût de gâchis. Vite, une programmation à la hauteur de ces nombreux talents.

Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev – Ballet de l’Opéra de Paris

Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev d’après Marius Petipa par le Ballet de l’Opéra de Paris.

Avec Dorothée Gilbert (Odette/Odile), Guillaume Diop (Siegfried), Pablo Legasa (Wolfgang/Rothbart), Aubane Philbert, Silvia Saint-Martin et Antoine Kirscher (pas de trois), Marine Ganio, Aubane Philbert, Caroline Robert et Clara Mousseigne (quatre Petits cygnes), Héloïse Bourdon, Roxane Stojanov, Naïs Duboscq et Bianca Scudamore (quatre Grands cygnes) et Lucie Fenwick (la Reine). Lundi 19 décembre 2022 à l’Opéra Bastille.

Avec Myriam Ould-Braham (Odette/Odile), Marc Moreau (Siegfried), Axel Magliano (Wolfgang/Rothbart), Bianca Scudamore, Naïs Duboscq et Andrea Sarri (pas de trois), Bleuenn Battistoni, Marine Ganio, Inès McIntosh et Jennifer Visocchi (quatre Petits cygnes), Roxane Stojanov, Camille Bon, Bianca Scudamore et Hohyun Kang (quatre Grands cygnes) etApolline Anquetil (la Reine). Mardi 20 décembre 2022 à l’Opéra Bastille.




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