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Soirée Wheeldon/McGregor/Bausch du Ballet de l’Opéra de Paris – Un hommage illisible à Pierre Boulez

Le Ballet de l’Opéra de Paris réunit en décembre Christopher Wheeldon, Wayne McGregor et Pina Bausch en une même soirée. Le programme était à la fois alléchant et intriguant. Mais réunir ces trois chorégraphes majeur.e.s, sous les auspices d’un hommage au compositeur Pierre Boulez, n’était-ce pas risquer de les faire s’éclipser les un.e.s les autres ? Stéphane Lissner invoque pour ce programme les “compositions en ‘mosaïque’” de Pierre Boulez, le beau désir qu’il a eu avec Benjamin Millepied de considérer “l’histoire du XXe siècle” et d’ouvrir “vers une nouvelle appropriation des œuvres qui y ont éclos“. Le pari était audacieux. Mais il donne malheureusement lieu à un spectacle illisible, en forme de juxtaposition de pièces d’une qualité très inégale, qui s’écrasent les unes les autres plutôt que d’esquisser des perspectives d’avenir.

Le Sacre du Printemps de Pina Bausch

Le Sacre du printemps de Pina Bausch

Le programme était conçu comme une série d’échos aux pièces composées par Pierre Boulez, à celles qu’il a dirigées, mais aussi aux chorégraphes avec lesquel.le.s il a travaillé, comme Pina Bausch. Polyphonia de Christopher Wheeldon est ainsi une création de 2001 sur des pièces pour piano de György Ligeti, ami de Pierre Boulez. Le chorégraphe, qui considère cette pièce comme l’une de ses plus réussies, parle d’un “ballet romantique pour piano, mais avec des liens plus contemporains entre les couples“. Il s’agit plutôt d’une recherche ultra formaliste, héritière de George Balanchine jusque dans la sobriété du plateau et des costumes (justaucorps ceinturés pour les danseuses, académiques élégants pour les danseurs), au service des lignes des interprètes. On connaît la volonté de Benjamin Millepied de faire vivre tout ce répertoire anglo-saxon et américain à l’Opéra de Paris, et les danseur.se.s semblent en effet avoir été très bien préparé.e.s à cette pièce, qu’ils et elles dansent avec précision et dynamisme, sans toutefois égaler d’autres compagnies.

Laura Hecquet, Audric Bézard, Lydie Vareilhes et Pierre-Arthur Raveau sont particulièrement enthousiasmant.e.s dans des duos et soli joyeusement irrévérencieux à l’égard de la danse classique. Le XXe siècle a fait monter sur scène les pas autrefois réservés à l’entraînement du.de la danseur.se – le grand plié, les écarts… Christopher Wheeldon poursuit cette exploration audacieuse de ce que peut générer le vocabulaire classique, et de ses limites, en le mêlant de figures acrobatiques où la ballerine voltige en tous sens, et d’inflexions jazzy qui évoquent George Balanchine et Jerome Robbins. L’extrême inventivité des mouvements réussit cet exploit de rendre presque tous les enchaînements inattendus, fait rare en danse classique.

Autre talent de Christopher Wheeldon, sa grande musicalité : la chorégraphie ne fait pas que refléter la musique, par ses contrepoints et canons, mais gagne son écoute de sa joyeuse imprévisibilité. Humour et irrévérence contrôlée d’une danse classique n’hésitant pas à jouer aux frontières mouvantes du gracieux et du disgracieux : Christopher Wheeldon se révèle dans cette pièce un digne poursuiveur de la recherche balanchinienne.

Polyphonia de Christopher Wheeldon

Polyphonia de Christopher Wheeldon

L’impression plaisante laissée par Polyphonia s’efface complètement à la vue de la deuxième pièce du programme, Alea Sands, création de Wayne McGregor sur Anthèmes 2 de Pierre Boulez, avec une scénographie de Haroon Mirza. Ce chorégraphe de génie a créé ici une pièce très décevante, dont on peut seulement espérer qu’elle soit un mauvais passage et non un glissement vers l’art conceptuel dans ce qu’il a de pire. Alea Sands s’ouvre sur le crépitement du lustre de Garnier. Ni décor ni rideau en fond de scène, mais les coulisses froides, aux allures d’entrepôt futuriste. Wayne McGregor, toujours intéressé par les nouvelles technologies, a travaillé pour cette pièce avec Haroon Mirza, artiste qui cherche à explorer les liens électr(on)iques du son et de la lumière.

Mais rien ne marche. La chorégraphie, qui ressemble à un patchwork de ce que Wayne McGregor sait faire plus qu’à une véritable recherche, est complètement écrasée, dans un clair obscur désagréable, par des effets lumineux et sonores brouillons et par des costumes très peu seyants qui rendent illisibles les mouvements des interprètes. Un point lumineux se balade en fond de scène, dessinant des figures aléatoires – pour un résultat inutilement laid. Peut-être l’absence de composition de cette pièce cherche-t-elle à refléter la musique de Pierre Boulez ? Mais cela en reste au registre de l’intention, et il est vraiment regrettable que des interprètes comme Marie-Agnès Gillot ou Mathieu Ganio aient si peu à donner dans une pièce à tous points agaçante, qui laisse un goût amer.

Alea Sands de Wayne McGregor

Alea Sands de Wayne McGregor

Il faut au moins le rituel de l’entracte qui précède Le Sacre du printemps de Pina Bausch pour permettre de passer à autre chose : des techniciens de l’Opéra Garnier renversent de grandes bennes de terre sur la scène, et l’étalent vigoureusement. Le Sacre peut alors commencer. Peut-être la version dansée par le Ballet de l’Opéra de Paris est-elle moins forte que celle du Tanztheater Wuppertal, mais elle est déjà absolument bouleversante, et à la limite de l’insoutenable dans ce qu’elle exige de ses interprètes féminines. Alice Renavand, Letizia Galloni, et Eleonora Abbagnato, l’Elue ce soir, sont déchirantes. Leur terrible soumission au pouvoir masculin a une réalité que l’on a peine à voir sur une scène, qui fait frissonner au rythme des pulsations épuisantes qui étreignent et vident le corps des danseusesLe Sacre du printemps de Pina Bausch met le.a spectateur.rice dans une position très inconfortable, celle d’un.e témoin/voyeur.se impuissant.e et d’une certaine manière complaisant.e. C’est aussi ce qui fait la force ambiguë de cette pièce aux limites du chef-d’oeuvre et de la performance.

La douloureuse intensité du Sacre fait presque oublier le reste de la soirée, les errements d’Alea Sands, mais aussi la joyeuse insouciance de Polyphonia : symptôme du manque de cohérence et de lisibilité de ce programme.

Le Sacre du printemps de Pina Bausch

Le Sacre du printemps de Pina Bausch

Soirée Wheeldon/McGregor/Bausch par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Polyphonia de Christopher Wheeldon avec Laura Hecquet, Juliette Hilaire, Lydie Vareilhes, Mélanie Hurel, Audric Bézard, Emmanuel Thibault, Cyril Chokroun et Pierre-Arthur Raveau ; Alea Sands de Wayne McGregor, avec Laura Hecquet, Marie-Agnès Gillot, Léonore Baulac, Jérémie Bélingard, Mathieu Ganio, Audric Bezard et Vincent Chaillet ; Le Sacre du printemps de Pina Bausch. Samedi 5 décembre 2015. À voir jusqu’au 31 décembre.

Commentaires (2)

  • MUC

    Je suis tout a fait d´accord avec vous.
    J´était au spectacle de samedi avec des amies qui au début n´étaient pas super conquises par Polyphonia et qui après avoir vu Alea sands ont rétrospectivement trouvé Polyphonia génial ! Personnellement j´ai bien aimé Polyphonia. La qualité des danseurs/ses était au top. (Je me réjouissait de voir M Ganio…… j´aurai préféré le voir dans Polyphonia !)

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  • Moins critique que vous, pour la pièce de Wayne McGregor. Il est vrai que la mise en scène, la confrontation des danseurs, du violoniste, du “point lumineux”, de la musique électronique surgissant de nul part (et de partout : c’est Boulez) … déroute et désoriente. Un instant j’ai perdu l’équilibre : sur scène ils étaient deux ils sont maintenant quatre … que s’est-il passé, ai-je eu un AVC … une perte de conscience ? Pour des instant comme cela on comprend la notion d’art total.
    “Le sacre du printemps”, je vous rejoins totalement. Eleonora Abbagnato était hier – 23 décembre – si … belle.

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