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Carousel, histoire d’une comédie musicale au coeur de Broadway

La comédie musicale Carousel, l’un des classiques de Broadway, est donnée sur la scène du Théâtre du Châtelet du 18 au 27 mars. Peu connue en France, cette pièce est pourtant fondatrice de l’âge d’or des comédies musicales américaines, et l’une des œuvres phares du duo de compositeurs Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II (auteurs également de la Mélodie du Bonheur). 

Une conférence, menée par Patrick Niedo, a été organisée au théâtre sur la construction de Carousel, qui se mêle sans cesse à l’histoire de Broadway et des États-Unis. Compte-rendu d’une passionnante rencontre.

Carousel

Carousel

La famille Hammerstein

Oscar Hammerstein II est l’auteur du livret et des chansons de Carousel. Il fait partie d’une grande lignée de personnalités du théâtre, les Hammerstein étant surnommés la “famille royal de Broadway”.

Tout commence avec le grand-père d’Oscar (qui s’appelait aussi Oscar). Il possède une fabrique de cigares, et fait fortune grâce à ça. Mais sa vraie passion, c’est le théâtre. Il fait donc construire en 1895 (année de naissance de son petit-fils) un immense théâtre (trois salles, 6.000 places), appelé l’Olympia. Ce dernier occupe tout un bloc, entre la 44e et la 45e rue. C’est tout simplement le premier théâtre de Broadway, le premier installé à Time Square.

Aujourd’hui, le théâtre n’existe plus. Pour se faire une idée, quand on a le Minskoff Theatre (là où se joue Le Roi Lion) dans le dos, l’Olympia était juste en face.

On dira d’Oscar qu’il a été le bâtisseur de Broadway. Il installa ensuite deux autres théâtres, puis les autres producteurs ont suivi. Pourquoi a-t-il choisi Time Square ? Il trouvait que c’était le meilleur endroit car toutes les lignes du métro s’y croisaient. En 1960, il y avait ainsi 65 théâtres sur juste 6 kilomètres², avec jusqu’à six ou sept théâtres par rue.

Tous les enfants du grand-père Oscar sont dans le théâtre, mettent la fin à la pâte. Mais c’est une industrie qui coûte très cher. Quand un théâtre brûle par exemple, et ça arrivait beaucoup à cette époque, on perd tout. Oscar a eu ainsi quelques revers de fortune, même si sa famille était très respectée à Broadway. C’était toujours aux Hammerstein que l’on envoyait en premier ses projets de spectacle.

Toutefois, la famille Hammerstein ne veut pas qu’Oscar, le petit-fil, fasse carrière dans le théâtre. Son père, William, meurt en faisant promettre à son frère, Arthur, d’empêcher son fils de se lancer dans le métier. Oscar est donc envoyé faire du droit. Mais l’oncle ne tiendra pas sa promesse. Le petit-fils de la famille est aussi féru de spectacle. Il écrit énormément de pièces, qu’il envoie à Arthur en le suppliant de le produire. Ce dernier finit par accepter.

Dans les années 1920, Oscar Hammerstein II, comme il est maintenant appelé, commence à travailler avec Jerome Kern. En 1927, ils écrivent ensemble une comédie musicale fondatrice, Show Boat. C’est une comédie musicale intégrée, c’est-à-dire que les chansons font avancer l’histoire. Pour la première fois, certains thèmes sont abordés, comme la haine raciale. Show Boat devient la partition emblématique des comédies musicales de Broadway. Puis Oscar Hammerstein II ne fait plus rien pendant quelques années. Ses projets ne marchent pas.

 

Richard Rodgers

Richard Rodgers, le compositeur de Carousel, commence à composer dans les années 1920. Il travaille avec Lorenz Hart, ils écrivent ensemble une trentaine de comédies musicales sur une vingtaine d’années. Mais à la fin des années 1930, Richard Rodgers en a assez de son partenaire, qui devient de plus en plus alcoolique et de moins en moins inspiré. Il cherche donc un autre co-compositeur, assez discrètement au début, mais très vite, tout Broadway le sait. A l’époque, tout le monde se connaissait, écoutait les travaux des autres, les nouvelles circulaient vite.

Début d’une fructueuse collaboration

Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II décident donc de travailler ensemble. En 1943, ils composent ainsi Oklahoma ! Lorenz Hart devait au départ participer au projet, mais il n’est plus capable d’écrire quoi que ce soit. Le duo se met donc véritablement en place.

La comédie musicale est produite par The Theatre Guild, qui produit surtout des pièces de théâtre européennes. En 1921, ils ont ainsi produit Liliom de Ferenc Molnár, pièce qui a inspiré Carousel.

Oklahoma ! est aussi une comédie musicale qui fait date. C’est une pièce très populaire, très joyeuse. On est en pleine guerre. Il faut faire en sorte de plaire au public américain, de lui remonter le moral. Oklahoma ! tombe à pic. Cela relance aussi la carrière d’ Oscar Hammerstein II, et rend le duo très riche. Ils lancent une véritable société de production, organisent des auditions tous les mardis et font signer aux artistes des contrats comme à Hollywood. Oklahoma ! est joué un peu partout, chaque artiste est engagé sur un rôle pour plusieurs années, envoyé aux quatre coins des États-Unis.

Le lancement de Carousel

Mais après ce succès, Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II ne savent pas quoi écrire d’autre. Il savent que ça sera dur d’avoir le même succès qu’Oklahoma !. On les attend au tournant. Ils trouvent un subterfuge, en écrivant un film, State Fair, en 1945. Ce film est la transition vers Carousel (et gagnera au passage un Oscar de la meilleure chanson).

En 1944, le duo se met donc à la fois à écrire le film et Carousel. Avec l’argent qu’ils ont amassé grâce à Oklahoma !, ils décident de co-produire cette comédie musicale avec The Theatre Guild. Ce sont ces derniers qui leur proposent l’histoire. Ils ont produit la pièce Liliom en 1921. Mais l’auteur, Ferenc Molnár, a toujours refusé que sa pièce soit adaptée. Il a ainsi dit non à des grands noms de Broadway, comme Kurt Weill ou George Gershwin. Il voulait que Liliom reste le Liliom de Ferenc Molnár. Il change d’avis en voyant Oklahoma !, qui le séduit complètement, et il accepte finalement de donner ses droits à Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II.

 

L’histoire de Carousel

Julie tombe amoureuse d’un aboyeur de manège (qui se dit Carousel en anglais), Billy. Il est sans doute amoureux d’elle, mais on ne le sait pas vraiment. On l’apprend au fur et à mesure de la comédie musicale. Ils se marient. Quand sa femme lui apprend qu’elle est enceinte, Billy se sent responsable de sa famille. C’est ce qui va le pousser à commettre un larcin pour subvenir à leurs besoins. Mais l’affaire tourne mal, et plutôt que de se rendre à la police, Billy préfère se suicider.

Mort, Billy monte (par une échelle, par un train, ça dépend des productions) dans un lieu qui n’est ni le Paradis, ni le Purgatoire. C’est un bureau, où l’on décidé ce que vous méritez. Billy doit aller en Enfer pendant 16 ans, puis il pourra redescendre sur terre pour voir sa fille, Louise. Il assiste ainsi à sa remise de diplôme, et peut enfin s’envoler vers le Paradis, une fois qu’il a susurré à sa femme qu’il l’aime, et qu’il a encouragé sa fille.

 

Le temps de l’écriture

Les débuts sont assez longs. Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II mettent trois semaines à écrire le soliloque concluant le premier acte. Ce passage est très important dans l’histoire de la comédie musicale. C’est la première fois qu’un personnage, sur une scène, dit ce qu’il ressent. Billy raconte ainsi ses sentiments quand il apprend qu’il va être père. Ce monologue a des paroles très profondes sur la nature humaine, sur ce qu’on doit à sa progéniture. Il a inspiré beaucoup de soliloques dans d’autres comédies musicales.

Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II ont eu globalement une vraie influence sur l’histoire des comédies musicales dans la façon dont on les écrit. Tout le monde s’est calé sur leur environnement et leur façon de travailler, en duo.

Carousel ne met finalement pas tant de temps que ça pour s’écrire. Mais le duo monte en même temps d’autres travaux : le film State Fair et leurs propres projets. Richard Rodgers remonte ainsi une comédie musicale, A Connecticut Yankee, qu’il a écrite dans les années 1920 avec Lorenz Hart. Il la reprend car il veut donner une raison de vivre à son ancien partenaire, qui va au plus mal. Lorenz Hart promet de se remettre au travail, il écrit de nouvelles chansons, mais il meurt quelques jours après la première, à l’âge de 47 ans. De son côté, Oscar Hammerstein II monte une version de Carmen, l’opéra de Bizet, qui s’appelle Carmen Jones, en 1943. La pièce a un très beau succès, avec plus de 500 représentations (ndlr : elle devrait être donnée au Châtelet la saison prochaine).

Carousel

Carousel

La danse dans Carousel

Les chorégraphies sont signées d’Agnes de Mille. C’est une chorégraphe très importante de l’âge d’or des comédies musicales. Elle est dans les pas de Balanchine, et sera suivi par par d’autre comme Jerome Robbins (West Side Story). George Balanchine est le premier à introduire véritablement la danse dans la comédie musicale américaine. En 1936, il crée ainsi les chorégraphies de Ziegfeld Follies et d’On Your Toes, une pièce qui était d’ailleurs de Richard Rodgers et Lorenz Hart.

Agnès de Mille est vraiment dans cette mouvance. Elle crée ainsi un ballet de huit minutes au deuxième acte de Carousel. C’est ce qu’on appelle un ballet-rêve, qui se tient à lui tout seul et peut parfaitement être dansé par une autre compagnie, en-dehors de toute comédie musicale. Ce ballet présente Louise, la fille de Billy et Julie, à 16 ans. Il est considéré comme l’un des plus grands ballets de l’histoire de la comédie musicale américaine, tout comme le ballet-rêve d’On the Town, et bien entendu le Somewhere de West Side Story.

Les débuts sur scène

Carousel arrive sur scène en mars 1945, à New Haven (Connecticut). À l’époque, on ne montait jamais un spectacle à Broadway sans l’avoir rôder dans une autre ville. On démarrait à Washington, Philadelphie, Boston ou New Haven. On pouvait ainsi le travailler encore et arriver à Broadway avec un spectacle fini. Le public de Broadway était très exigeant, il l’est toujours aujourd’hui.

Carousel est tout de suite retravaillé. La comédie musicale dure au début quatre heures, c’est beaucoup trop long. On coupe donc une bonne partie des chansons ainsi que le ballet du deuxième acte d’Agnes de Mille. La pièce dure maintenant 2h40.

On enlève également les personnages de Monsieur et Madame Dieu, qui avaient plusieurs chansons. Le public n’aime pas du tout ça. Représenter Dieu – et surtout Madame Dieu – sur scène, en 1945, est très difficile à accepter. Ce passage n’existe d’ailleurs pas dans la pièce de Ferenc Molnár. L’invention est mise aux oubliettes dès le premier soir. On a à la place un Gardien des étoiles. Il est l’intermédiaire entre le monde réel et Dieu, qu’on ne voit plus sur scène mais qui est évoqué.

 

Les différences avec la pièce de théâtre

Dans la pièce de théâtre Liliom, Julie et Billy ne sont pas mariés. Mais en 1945, il est impensable qu’un couple sur une scène américaine ne soit pas mariés. Ils le sont donc dans Carousel.

Le final est également très différent. Billy obtient la rédemption, alors que Liliom va en en Enfer. Ferenc Molnár aimait beaucoup cette nouvelle fin, et on peut peut-être y trouver une explication. Tout comme le personnage de Billy-Liliom, Molnár battait sa femme. Cette dernière l’a quitté alors qu’elle était enceinte. Dans sa pièce, il n’a pas la rédemption, mais Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II la lui offre avec ce final. Peut-être que Molnár s’est pardonné à lui même grâce à la comédie musicale.

Oscar Hammerstein II était un véritable humaniste. Il pensait que l’être humain était foncièrement bon. En 1949, il écrit ainsi une chanson contre le racisme dans sa comédie musicale South Pacific (aussi écrite Richard Rodgers). Le titre a été presque interdit, pour l’époque, ça ne passait pas du tout.

Le titre bien sûr a changé, sur la demande de Ferenc Molnár.

Les ressemblances avec la pièce 

Le début de la comédie musicale démarre sur une valse. L’inspiration vient directement de la pièce de Ferenc Molnár. Au tout début, il explique la fête dans laquelle on se trouve. C’est comme une valse où tout se met en place. La mise en scène s’est aussi inspirée du film de Fritz Lang de 1934, tiré aussi de la pièce de théâtre. C’est vraiment le même début. Il n’y a pas grand chose niveau texte pendant une dizaine de minutes, on voit la fête foraine, les gens en train de s’amuser, les personnes qui arrivent. Tout se met en place.

Il y a ensuite un passage mi-chanté mi-parlé, avec huit différentes mélodies, qui reprend intégralement le texte de Ferenc Molnár. Oscar Hammerstein II n’est pas le seul à utiliser ce procédé. My Fair Lady (composée par Alan Jay Lerner et Frederick Loewe) par exemple, reprend presque tout le texte de la pièce dont elle est inspirée.

La musique est toutefois très importante dans Carousel. Elle représente 75 % de la pièce, quand les autres comédies musicales fonctionnent plutôt avec une égalité entre le texte et la musique. Cela peut presque parfois se rapprocher d’un opéra.

Carousel, un tournant

Un critique disait : “Oklahoma ! parle de pique-nique alors que Carousel parle de la vie et la mort“. Une comédie musicale restait un moyen de se détendre, de s’éclater en allant au théâtre. Mais au fur et à mesure des travaux de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II , leurs personnages deviennent de plus en plus complexes. Il y a de plus en plus de souffrance dans leurs pièces, plus de noirceur.

C’est pour ça aussi que Carousel est si important, qu’il marque un vrai tournant dans l’histoire de Broadway. À partir de cerre oeuvre, les sentiments exprimés dans les comédies musicales se rapprochent de plus en plus de la vraie vie des gens. Avec Carousel, c’est ainsi la première fois qu’il y a un suicide sur scène.

L’histoire d’amour avec le public américain

Dès sa première représentation, Carousel entre dans le cœur du peuple américain. Le 12 avril 1945, le Président Roosevelt décède. L’Amérique entière est en état de choc, le pays est encore en pleine guerre.

Carousel arrive à Broadway quelques jours après, le 19 avril 1945. Dans le public, il y a des veuves de guerre, des parents de soldats invités par les producteurs, comme c’était la tradition à Broadway. La chanson finale de Carousel s’intitule “You’ll never walk alone” (“Tu ne marcheras jamais seule“). Le titre est repris deux fois dans le deuxième acte : une première fois à la mort de Billy, une deuxième fois à la fin de la comédie musicale, quand Billy redescend sur terre pour voir la remise de diplôme de sa fille qui a 16 ans. Il chante cette chanson pour redonner de l’espoir à sa fille, et tous les personnages l’entonnent avec lui.

Au milieu de cette guerre, après le deuil provoqué par la mort de Roosevelt, cette chanson résonne dans le cœur du peuple américain comme un formidable message d’espoir. Encore aujourd’hui, cela résonne dans leur inconscients collectif, cette chansons rentre vraiment dans le patrimoine américain. Elle sera d’ailleurs interprétée lors de l’investiture de Barack Obama.

La mise en scène actuelle

Carousel a connu plusieurs productions. Celle présentée au Châtelet est signée de Jo Davies. Normalement, Carousel de déroule à la fin du XIXe siècle, mais la metteure en scène a décidé de la transposer entre 1915 et 1930. Ces années marquent la libération de la femme, et cela donne une autre dimension au personnage de Julie.

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