Agnès Letestu et Edna Stern – Le Do(s) Transfiguré
Agnès Letestu est passée par Suresnes pour une soirée unique et extraordinaire aux côtés de la pianiste Edna Stern. Elles ont composé un spectacle singulier et infiniment délicat composé d’une alternance de moments musicaux simples et de danse en solo ou en duo. Une alliance originale dont tous les morceaux choisis ont en commun d’être dans cette tonalité de do, majeur ou mineur, d’où le titre Le Do(s) Transfiguré. Ce choix confère au spectacle une troublante unité à l’oreille et permet à l’Étoile de l’Opéra de Paris d’exprimer une danse impeccable dans un style reconnaissable entre mille.
Olivier Meyer, qui dirige le Théâtre de Suresnes, a habitué à une programmation éclectique et risquée quant il s’agit de danse. Avant même d’en voir des images, il avait ainsi voulu inclure Le Do(s) transfiguré dans sa programmation, après sa création l’été dernier au festival de Lacoste dans le Luberon. Risque mesuré car Agnès Letestu sur scène est un gage de qualité et d’exigence et Edna Stern est une pianiste qui sait interpréter avec le même bonheur Bach ou Debussy. Il est vrai que ce format original qui conjugue piano et danse pouvait dérouter. Il ne s’agit pas d’un gala qui ferait se succéder les morceaux de bravoure. Les partitions et les chorégraphies ont été choisies pour construire un récit cohérent. L’impondérable faisant partie du spectacle, Rupert Pennefather, le partenaire de jeu d’Agnès Letestu, s’était blessé à Londres le week-end précédent dans une représentation de Manon. Plutôt que d’annuler, Agnès Letestu a proposé à Florent Melac, danseur de l’Opéra de Paris et auteur de l’un des duos, de le remplacer au pied levé. Mais en ce mois de décembre très chargé sur les scènes de l’Opéra de Paris, Florent Melac était sollicité en matinée pour Cendrillon à Bastille. À peine le rideau levé, il s’est engouffré dans un taxi pour rejoindre le Théâtre Jean Vilar de Suresnes. Et il était encore sur la route lorsque le spectacle commença. Anticipant ce challenge, Oliver Meyer avait retardé la représentation d’une heure. L’histoire mérite d’être contée car c’est le sel délicieusement parfumé du spectacle vivant d’être toujours sur le fil.
Sur scène, rien ne transparut de cette atmosphère chaotique. Edna Stern débute avec autorité le célèbre prélude N°1 de Bach, l’un des plus connus du compositeur allemand. Et c’est avec le solo écrit par Bruno Bouché, sur une sonate de Baldassare Galuppi, qu’apparaît Agnès Letestu dans une robe blanche qu’elle a elle même créée, comme tous les costumes du spectacle. Le directeur du Ballet du Rhin et ancien danseur de l’Opéra de Paris lui offre une chorégraphie délicate, toute en rondeur intitulée Une voix dans la nuit. Agnès Letestu y est en pleine possession de ses moyens, déployant un jeu de bras superbe dans une atmosphère musicale hiératique comme une Sylphide infiniment moderne. Après la Fantaisie de Mozart, c’est au tour de Jean-Claude Gallota de montrer son art abouti de chorégraphe pour un autre solo sur des préludes de Bach : changement d’atmosphère et danse plus contemporaine. Ça swingue Bach ! Agnès Letestu y est d’une grande sensualité en justaucorps noir et queue de pie.
Florent Melac, le sauveur de la soirée, est accueilli comme il se doit par une salve d’applaudissements. Pour Agnès Letestu, il a totalement recréé un pas de deux aux influences néo-classiques ù l’on entend ici et là des échos de John Neumeier, avec quelques beaux portés très acrobatiques. Ils forment un couple évident malgré un temps très court de répétition, comme si ce partenariat coulait de source. Florent Melac, grand danseur aux lignes élégantes, ne tremble jamais face à l’enjeu. Il semble tout aussi à l’aise dans le pas de deux au lit extrait des Enfants du Paradis de José Martinez. En prime, ce choix nous donne le privilège de revoir Agnès Letestu droite sur pointes. Voilà un duo amoureux très élégant, écrit avec précision et interprété avec une superbe musicalité. Il est toujours délicat d’extraire un pas de deux d’un ballet narratif, mais les deux interprètes parviennent à nous plonger instantanément dans l’atmosphère poétique de Jacques Prévert. Après l’épilogue sur les musiques de Bach et Liszt, Agnès Letestu et Florent Melac reviennent pour un Encore, comme dans un concert avec Dos à do, chorégraphié par Jean-Claude Gallota. Pantalon noir pour Florent Melac et robe courte en tissu imprimé pour Agnès Letestu qui déclinent un duo mutin, drôle où un couple semble se renvoyer la balle, se jouer l’un de l’autre. C’est tout à fait dans l’esprit d’un bis de concert comme une note plus légère.
Toutes les chorégraphies du spectacle sont plaisantes, même si elles ne sont pas toutes inoubliables. À vrai dire, Agnès Letestu est capable pour le coup de transfigurer chaque pas. Elle est une danseuse lyrique, d’une musicalité inouïe dont la technique ne fléchit jamais. Ce spectacle est ainsi pour certain.e.s comme une délicieuse madeleine de Proust qui nous permet de revoir l’une des plus grandes danseuses de l’Opéra de Paris de ces 25 dernières années. Pour les autres, de découvrir une ballerine dont l’intégrité artistique est sans failles.
Le Do(s) Transfiguré au Théâtre de Suresnes, de et avec Agnès Letestu et Edna Stern (piano), avec Florent Melac. Chorégraphies de Bruno Bouché, Jean-Claude Gallotta, José Martinez et Florent Melac. Dimanche 2 décembre 2019.