[Les Étés de la Danse] José Martinez : “La Carmen de Johan Inger est devenue un classique d’aujourd’hui”
Les Étés de la Danse reviennent à Paris intra muros du 8 au 17 juillet ! Et avant de réintégrer le Théâtre du Châtelet, c’est le Théâtre Mogador qui accueille cette édition 2019 avec la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne dirigée par José Martinez depuis huit ans. Il vient avec l’un des grands succès de la compagnie, Carmen, dans la version du chorégraphe suédois Johan Inger. L’occasion pour DALP de revenir sur ce ballet si particulier, mais aussi sur le travail accompli à par l’Étoile de l’Opéra de Paris avec la troupe espagnole, qu’il quittera à la fin de cette saison, et d’évoquer ses futurs projets.
Pourquoi Carmen et pourquoi cette version de Carmen ?
Carmen, c’est un mythe ! C’est une histoire qui n’est pas espagnole mais française au départ avec une musique de Georges Bizet. Et je pense que les histoires que l’on raconte le plus souvent, en particulier dans les ballets, ce sont les histoires d’amour plus banales. Là, avec Carmen, il y a une histoire forte, une femme qui veut être libre et qui veut vivre sa vie comme elle l’entend. Je pense que c’est quelque chose qui est très proche de l’évolution de la société et de ce qui se passe de nos jours. Notre spectacle parle de la violence de genre qui est hélas d’actualité en Espagne. Au départ, c’est un histoire très différente de toutes les autres et c’est cela qui m’intéressait. Je voulais aussi pour la compagnie faire un ballet à histoire avec un vocabulaire contemporain. C’est pourquoi j’ai choisi Johan Inger qui est suédois et qui vit en Espagne. C’est un chorégraphe qui n’avait jamais fait un ballet narratif. C’était donc une première pour lui et pour la compagnie. Et puis c’est une histoire qui parle de l’Espagne et nous sommes la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne. Je pensais que ce spectacle pouvait ainsi représenter la compagnie internationalement et lui donner une identité particulière.
C’est donc vous qui lui avez proposé de s’emparer du mythe de Carmen?
Oui. Johan Inger avait fait Walking Mad pour la compagnie en 2012. Et quand j’ai vu comment les danseuses et les danseurs évoluaient rapidement en travaillant avec lui, je me suis dit que ce chorégraphe avait beaucoup de choses à dire. Je trouvais que le vocabulaire qu’il utilisait pouvait très bien servir pour raconter une histoire. Ce fut un gros défi pour lui de faire une Carmen en Espagne. Et puis il y avait la Carmen de Mats Ek qu’il avait dansée étant jeune. Il a beaucoup réfléchi, on a travaillé ensemble, il a collaboré avec un dramaturge pour créer cette histoire car il avait besoin de trouver une entrée dans le ballet. C‘est pour cela qu’il a ajouté le personnage de l’enfant qui est comme le regard candide du public qui voit l’histoire de Carmen.
Et vous n’avez pas été tenté de reprendre une des Carmen déjà existantes ?
Non ! Je connais bien la Carmen de Mats Ek et j’ai moi-même dansé la Carmen de Roland Petit. Mais je voulais une nouvelle chorégraphie pour la compagnie, et je voulais aussi que ce soit une soirée complète, pas une soirée mixte, parce que je pensais que c’était plus simple et plus intéressant pour nous de tourner avec un spectacle comme celui-ci. Il a fallu travailler un peu car il y a 45 minutes de musique dans la partition de Rodion Chtchedrine. Il fallait trouver un compositeur qui puisse écrire le reste. Johan Inger a proposé Marc Alvarez. Et du coup nous avions un ballet bien à nous, notre Carmen. Il se trouve que ça a très bien marché : le chorégraphe a reçu le Benois de la Danse en 2016 pour cette chorégraphie. Maintenant que nous n’avons plus les droits exclusifs, il l’a monté à Dresde, à Bâle. Cela va devenir un classique d’aujourd’hui et cela aura été créé chez nous ! Par rapport à l’identité qu’il fallait donner à cette compagnie, c’est une réussite.
Comme vous le disiez, Carmen, c’est une vision française de l’Espagne qui date du XIXe siècle. Comment cela s’est-il conjugué avec les danseuses et les danseurs espagnols ?
L’idée a été de prendre l’essentiel de l’histoire et d’enlever ce qui pouvait paraître anecdotique. Dans cette production, on n’est pas dans une époque précise ; les décors évoquent les lieux mais on n’est pas à la fabrique de tabac. C’est une scénographie mobile que les danseurs et danseuses manipulent eux-mêmes. C’est un peu pareil avec les costumes : ça évoque l’Espagne avec les robes à volants mais ce sont des mini-jupes et les hommes ont des chemises à poix. Il y a les couleurs de l’Espagne mais on n’utilise pas le folklore. Johan Inger s’est éloigné du contexte original pour ne garder que l’essence de Carmen. C’est en fait une histoire qui pourrait se passer aujourd’hui.
Comment la compagnie s’est-elle emparée de son langage chorégraphique ?
Ce fut assez facile car Johan Inger utilise beaucoup de bases classiques dans son vocabulaire contemporain. Ce qui a été plus complexe à mettre en place, ce n’était pas la partie chorégraphique, c’était la dramaturgie et la manière de raconter l’histoire. Lui ne l’avait jamais fait et beaucoup de nos danseurs et danseuses venaient de compagnies plus contemporaines. C’est ce qui a pris le plus de temps.
Vous avez été invité par les Étés de la Danse. C’est important de venir à Paris avec la compagnie ?
C’est important pour moi de venir avec la compagnie, c’est important aussi de venir avec une pièce comme Carmen qui est une création faite pour la troupe. Parce que je suis parti de Paris il y a huit ans, j’ai quitté l’Opéra, j’ai fini ma carrière de danseur et je suis allé à Madrid pour construire quelque chose, et maintenant que j’arrive à la fin de mon mandat à Madrid comme directeur, je reviens à Paris pour montrer le travail accompli pendant ces huiy années. C’est très important pour moi et je suis très content de finir notre saison ici, à Paris.
Vous êtes arrivés il y a huit ans à la tête de la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne alors que la troupe était un peu en miettes et qu’il fallait reconstruire. Ce fut compliqué ?
Il fallait donner une nouvelle identité. Ce ne fut pas toujours facile. Ce qui fut aussi très compliqué reste le travail avec l’administration espagnole qui ne comprenait pas au début que, pour retrouver une identité, il fallait que la compagnie soit une compagnie de danse en soi et non pas une entité du Ministère de la Culture. Dans le studio, il y a eu beaucoup de travail à faire, mais moi j’adore ça ! J’avais des danseurs et danseuses super motivées car c’était un nouveau départ pour la compagnie. Et celles et ceux qui sont venus avaient envie de travailler, et de travailler avec moi et avec les chorégraphes que je programmais.
Il y a eu plein de petites victoires. Par exemple on a fait Artifact de William Forsythe, mais on a commencé par faire seulement la partie en jaune où il y avait deux filles sur pointes, car les autres danseuses n’avaient pas à ce moment là le niveau pour être sur pointes. Et puis on a continué à travailler, d’autres danseuses sont arrivées dans la compagnie. On a pu faire Allegro Brillante de George Balanchine et là, on avait déjà cinq couples sur scène. Peu à peu, nous sommes arrivés à faire la première de Don Quichotte en 2015. Et je ne pensais pas que la compagnie allait évoluer si vite car j’étais habitué à danser les grands ballets classiques à l’Opéra de Paris. J’étais habitué à une certaine qualité et je ne voulais pas montrer des chorégraphies dans une compagnie B qui n’aurait pas eu le niveau pour danser le répertoire classique. Je fus donc très heureusement surpris par la vitesse à laquelle cela a évolué. Et puis il y a eu une production comme Carmen avec laquelle nous avons fait 100 spectacles. La 7ème représentation à Paris aux Étés de la Danse sera d’ailleurs la centième de Carmen. Cette année, il y a 85 levers de rideau prévus pour la compagnie alors qu’en 2012, nous en avions 36. L’évolution a été importante d’autant que la compagnie n’a pas de théâtre fixe à Madrid : nous sommes tout le temps en tournée, ce qui est compliqué pour faire une saison.
Il a fallu aussi reconstituer tout un répertoire. Comment avez-vous opéré vos choix ?
En fait, j’ai commencé par ressortir des pièces qui étaient déjà au répertoire mais n’étaient plus dansées, comme par exemple Enemy in the Figure de William Forsythe, ou encore des pièces de Jiří Kylián. J’ai remis sur scène ces productions qui n’étaient plus montrées mais dont nous avions les décors et les costumes. Sinon j’ai eu un critère très simple : je n’ai programmé que des ballets que j’aurais eu envie de danser moi-même. Je n’ai pas programmé un seul ballet que je n’aurais pas eu envie de danser.
Comment s’est passé le dialogue avec la compagnie ?
Le dialogue a été complexe au début puisque je récupérais une troupe alors que Nacho Duato venait de partir. Certains artistes étaient venus spécifiquement pour travailler avec lui. Ils ont cru que j’arrivais pour monter Giselle le premier mois et Le Lac des Cygnes le deuxième. Il y avait donc une espèce d’allergie et je me suis retrouvé face un mur de gens qui étaient totalement contre. Donc, ça n’a pas été simple. Mais je connaissais le profil des interprètes de la compagnie, j’ai donc programmé ma première saison en fonction de ce qu’ils pouvaient danser. Et quand ils ont vu qu’ils allaient danser Jiří Kylián, ou qu’Angelin Preljocaj allait venir, ils ont compris que je ne venais pas à Madrid pour faire un Opéra de Paris bis. Du coup ils se sont pris au jeu, ils ont eu envie de découvrir les nouveaux chorégraphes qui venaient. Ils ont vu que l’on faisait un travail pour revenir vers la tradition mais qui se faisait d’abord au cours et au studio et qu’on ne le ferait en scène que quand ils seraient prêts. J’ai voulu montrer à chacune et à chacun qu’elles et qu’ils avaient une place dans la compagnie. Et une fois que l’équipe s’est formée, on au pu aller de l’avant beaucoup plus vite.
Il a vous a aussi fallu améliorer le niveau technique général ?
Oui. Ce fut le travail des professeur.e.s et des maîtres et maîtresses de ballet sous ma direction. J’ai donné pas mal de cours, j’ai beaucoup suivi les répétitions. C’était nécessaire de faire ce travail de fond. Comme à ce moment là, les danseuses et les danseurs étaient rassurés et avaient adhéré au projet, ça a été très facile. C’est une question de travail et j’étais entouré de gens qui voulaient travailler, donc c’était un plaisir. Et puis j’ai pu augmenter les effectifs : quand je suis arrivé, ils étaient 42, 8 ans après ils sont 50. Injecter du sang neuf, c’est important car ça redonne une vie à la compagnie et ça la dynamise.
Quand vous êtes arrivé, les danseuses n’utilisaient plus les pointes. Pourquoi ?
Nacho Duato n’utilisait pas les pointes dans ses chorégraphies. Pour certaines danseuses, la danse sur pointe était encore fraîche, notamment les plus jeunes de la compagnie. Pour elles, ça été plus facile. Mais pour d’autres, plus anciennes, elles ont dû faire un travail de retour aux sources. Ca a été difficile dans le quotidien mais c’est quelque chose qu’elles avaient envie de faire. Celles et ceux que j’ai engagés avaient un profil classique et qui voulaient s’ouvrir au contemporain. Les danseurs et danseuses plus contemporains ont fait un pas vers le classique et vice-versa. Tout le monde s’est nourri des autres. J’ai même vu des moments où les danseuses les plus classiques de la compagnie étaient tristes parce qu’elle n’étaient pas choisies pour une pièce contemporaine. Et par exemple pour la soirée William Forsythe, je l’ai composée avec Enemy in the Figure à la fin afin de donner une place aux artistes les plus contemporains, leur permettre de respirer, de vivre, en même temps que l’on montrait quelque chose de plus classique pour commencer avec The Vertiginous Thrill of Exactitude.
Si vous faites le bilan de ces huit années, quels sont les moments qui vous restent en mémoire et qui ont marqué votre mandat à la tête de la compagnie ?
À chaque fois, on a gravit une marche, ça a été progressif. Mais je crois que le moment le plus marquant, ce fut la première de Don Quichotte que j’ai chorégraphié parce que c’était le retour du ballet classique au répertoire de la compagnie après 28 ans. Et le regard du public en Espagne a changé et on a vu le résultat du travail qui avait été fait. C’est la marche la plus grande que l’on ait franchie. On in intégré des pièces de William Forsythe et j’ai invité de jeunes chorégraphes espagnols mais ça, c’était un peu dans la ligne de la compagnie. Le plus dur au nouveau du travail, c’est tout le parcours avant de faire ce Don Quichotte. Le moment où on a fait Don Quichotte, c’était du plaisir et tout le travail d’avant s’est vu.
Et comment le public espagnol a réagi car il n’était plus habitué à voir des productions classiques, à part les compagnies invitées ?
Le public était ravi. On a commencé à voir des gens qui attendaient les artistes à la sortie. Je me croyais au Japon ! Il y a eu un vrai engouement pour le spectacle. On a fait Don Quichotte en décembre 2015 et j’ai proposé au programmateur du théâtre de le refaire à Noël 2016. Il a freiné autant qu’il a pu car il n’y avait pas cette habitude et il ne pensait pas que le public reviendrait. Mais je voulais que les gens sachent que chaque année à cette époque, il y aurait un ballet classique, et nous n’avions pas le temps de refaire une autre production. Et les 20 spectacles ont été pleins ! On a même dû ajouter des représentations. Cela a confirmé l’engouement du public pour le ballet classique. Mais ce qui était bien, c’est que parallèlement à cela, on avait Carmen et des pièces contemporaines, les gens ont vu que l’on n’abandonnait pas la danse contemporaine et l’avant-garde. Et je crois que c’est le plus important dans le travail accompli : c’est d’avoir donner une identité large à la compagnie. Et pour moi, c’est ce que doit être une compagnie nationale.
Votre bilan parle pour vous et pourtant vous n’avez pas été reconduit. C’est Joaquín de Luz qui vient de faire ses adieux au New York City Ballet qui va vous succédé. Pourquoi ?
C’est quelque chose de politique. Les directeurs et directrices peuvent faire deux mandats en Espagne : un premier de cinq ans qui peut être prolongé de trois ans. Le Ministère de la Culture ne veut pas que quiconque s’approprie la compagnie. Donc indépendamment du résultat, la direction doit changer au bout de huit ans. Je trouve que c’est dommage parce que la compagnie a encore de grandes possibilités d’évolution. Il y avait des projets avec des chorégraphes qui ne se feront pas mais j’espère que Joaquín de Luz va continuer sur cette lancée et qu’il ne va pas changer de paramètres, et oublier le travail qui a été fait avant. Car malgré tout, c’est comme mon enfant qui devient adolescent et qui va vivre sans moi. Mes chorégraphies restent, elles vont continuer à être représentées. Il y aura Casse-Noisette et Don Quichotte l’année prochaine. J’espère qu’elles continueront à être bien dansées aussi et que la compagnie continuera à évoluer.
Maintenant que vous êtes libre, qu’allez-vous faire ?
Ce sera un vrai changement puisque je n’aurai plus la même intensité dans mon travail administratif et que je vais pouvoir me centrer sur l’aspect artistique. Je vais travailler comme chorégraphe invité dans plusieurs compagnies. Je vais régler le Concert du Nouvel de l’Opéra de Vienne à la fin de l’année. Je vais faire Le Corsaire à l’Opéra de Rome en mars 2020 et cette production voyagera aussi en Slovénie au Ballet de Ljubljana. J’ai aussi le projet de faire ma propre version de Giselle et ce sera avec le Ballet de Zagreb. Ce dont j’ai envie, c’est de pouvoir me centrer sur mon travail car quand je montais Casse-Noisette, on venait me sortir du studio parce qu’il y avait un problème à régler. Là, j’ai envie d’arriver à Rome en ayant pensé à ce que je vais faire, en ayant une idée de par où je vais mener les danseurs et danseuses. A priori, le résultat n’en sera que meilleur…
Est-ce que cela vous a manqué de ne plus être sur scène ?
Non ! J’étais souvent épuisé par la masse de choses à faire : être dans le studio, régler des questions administratives. Maintenant que je quitte la direction de la compagnie, je vais avoir du temps et je me pose la question. Je suis passé voir le spectacle de Mats Ek au Palais Garnier. Je voyais Aurélie Dupont danser avec Stéphane Bullion et je me disais : “C’est quand même chouette de danser !“. Cela a réveillé quelque chose, c’est peut-être un peu tôt pour le dire, mais pourquoi pas ? En ayant du temps pour moi, l’envie va peut-être revenir. Mais je suis très perfectionniste et si je remonte sur scène, je veux le faire à fond.