Onéguine de John Cranko – Ballet de Norvège
Si l’on connaît le Ballet de Norvège en France, c’est avant tout sur son travail contemporain, notamment avec Alexander Ekman – la troupe était venue avec son A Swan Lake au Théâtre des Champs-Élysées en 2017. Mais cette compagnie, forte de 61 artistes, brille aussi dans les œuvres classiques et néo-classiques. Le recul de la pandémie permettant enfin de voyager à peu près normalement, DALP en a profité pour aller découvrir le Ballet de Norvège dans l’un des joyaux du répertoire du XXe siècle : Onéguine de John Cranko. Le tout dans une nouvelle production, un peu plus graphique que l’original. Melissa Hough, Principal de la compagnie, émerveille en Tatiana et porte tout le drame par sa justesse narrative et sa danse si ciselée. Mais c’est bien toute la compagnie qui s’y est révélée brillante, faisant vivre ce ballet si riche et puissant en émotions, que l’on croit connaître par cœur mais qui emporte toujours tant qu’il est bien dansé.
Lorsque l’on découvre le Ballet de Norvège, il y a, avant mettre d’entrer dans la salle, un petit rituel à faire : celui de découvrir le sublime bâtiment de l’Opéra d’Oslo. Qui est peut-être le plus bel opéra contemporain du monde avec celui de Sydney. Tout de blanc et de verre, il semble émerger sur le port de la ville, comme un iceberg ou un bateau sortant des eaux, d’une luminosité différente à chaque heure de la journée selon les envies du soleil. Loin d’être comme une forteresse un peu lointaine pour qui ne connaît pas la danse ou le lyrique, le lieu a été construit pour s’intégrer pleinement dans la ville et se laisser parcourir. L’on peut ainsi librement l’arpenter, profiter d’un spectacle improvisé sur son parvis, grimper sur son toit pour admirer la vue, pique-niquer ou découvrir une performance. Les ateliers décors et costumes sont au rez-de-chaussée, séparés de la rue par de larges baies vitrées qui permettent de voir le travail à l’œuvre des prochaines productions. À l’arrière, si l’on se promène le long du canal, il suffit de lever le nez pour apercevoir les barres des salles de danse. Tout a été pensé pour que ce bâtiment puisse être apprivoisé librement. Rien de plus simple, ainsi, que de franchir les portes du hall d’entrée en bois clair pour s’initier au spectacle vivant.
Lors de cette première d’Onéguine de John Cranko, l’ambiance était joyeuse des retrouvailles. L’Opéra d’Oslo est resté fermé plus longtemps que ses confrères européens, gardant ainsi portes closes pour les Fêtes quand les compagnies européennes jouaient mais se débattaient avec les annulations. Cette nouvelle production – les décors sont de John-Kristian Alsaker et les costumes de Ingrid Nylander – était aussi très attendue : prévue en 2020, annulée à cause de la pandémie, elle n’a pu être donnée que lors d’une seule représentation devant une salle vide, pour une diffusion en ligne la saison passée. La compagnie avait ainsi à cœur de présenter enfin cette production au public et de montrer le travail accompli. Et Onéguine de John Cranko est un bon moyen de voir le niveau d’une compagnie classique. L’œuvre est tellement bien construite que la narration semble couler de source. Mais pour que cela fonctionne, il faut des artistes au diapason (dans la dramaturgie comme la technique) et une troupe qui sait se montrer unie. Et puis Onéguine, c’est un tube que s’arrache toutes les compagnies. Il faut justement être au plus juste pour emporter et surprendre malgré tout la salle, qui connaît – ou pense connaître – par cœur ce ballet.
Et à ce jeu, le Ballet de Norvège réussit son pari. Dès le lever de rideau, l’histoire s’installe et nous emmène dans cette campagne pétersbourgeoise, entre ces deux jeunes filles si différentes que sont Tatiana et Olga. La production de John-Kristian Alsaker et Ingrid Nylander se veut profondément respectueuse de l’originale, l’on est ainsi pas dépaysé avec cette table en milieu de scène et cette ambiance d’après-midi d’été. Les costumes se veulent néanmoins plus simples, pour marquer une véritable différence entre cette maison de campagne et les riches salons de Saint-Pétersbourg du dernier acte. Les décors sont aussi un peu plus graphiques, impression renforcée pour dépeindre la forêt dans les scènes suivantes qui amène ce ballet dans un visuel plus contemporain – nordique avons-nous spontanément envie de dire.
D’emblée, la Principal Melissa Hough porte l’histoire et se place comme la véritable héroïne de l’histoire. Jeune fille sage, raisonnable, elle ne pense qu’à ses livres jusqu’à l’entrée d’Onéguine, qui agit sur elle comme un véritable coup de foudre. À la fois magnifique ballerine à la danse ciselée et au travail de pointes si plein de sens, Melissa Hough montre avec justesse ce personnage s’éveillant au sentiment amoureux, surprise elle-même par tout ce qu’elle ressent en un seul regard. À ses côtés, Natasha Jones Dale en Olga est un parfait contrepoint. Elle est au premier acte la joie incarnée (pensez à Mathilde Froustey !), un véritable ouragan de vie déboulant sur scène et menant d’une main de maître ces premières scènes campagnardes. Le corps de ballet, un peu crispé au tout début, comme pris par l’enjeu de cette première très attendue, prend néanmoins ses marques au fur et à mesure de l’acte. Et c’est finalement à l’unisson que la troupe termine ce moment par les deux superbes – et si emblématiques de ce ballet – grandes diagonales de grands jetés. Une cohérence qui reste jusqu’à la fin de la représentation, montrant une troupe au travail soigné et unie.
L’ensemble de la représentation est à l’image de ce premier acte : globalement dominé par les rôles féminins. Melissa Hough règne sur scène en Tatiana tout au long de la représentation, montrant toutes les facettes du rôle et son évolution tout au long du ballet. La jeune fille sur la réserve se laisse ainsi aller pleinement à ses rêves amoureux lors du premier pas de deux de la chambre, avant de voir son cœur se briser et ses doux rêves d’adolescente tomber au sol. Au troisième acte, sa Tatiana est une femme rassérénée, mais se demandant perpétuellement « Et si…« , tiraillé entre une vie qui lui convient et ce désir qu’elle sait fou pour cet homme qui ne pourra jamais la rendre heureuse. À la fois sûre dans sa grande technique et si lyrique dans son travail du haut du corps, émouvante et si sincère dans son jeu, Melissa Hough comme l’une des grandes Tatiana d’aujourd’hui sur la scène européenne. Et c’est un plaisir de découvrir cette ballerine, peu connue sous nos contrées. Natasha Jones Dale sait aussi amener de la nuance dans le personnage d’Olga. Elle reste une jeune fille un peu étourdie et inconstante au deuxième acte, sans jamais être méchante, ce qui renforce cet aspect de jouet qu’elle prend entre les mains d’Onéguine. Et sait aussi marquer le drame avec justesse et sincérité lors de la scène du duel.
Les danseurs n’ont pourtant pas démérité. Mais l’on sentait chez eux qu’ils cherchaient encore leur rôle, alors que les deux danseuses étaient pleinement dans leur élément. Danser Onéguine était un vrai pari pour Ricardo Castellanos, jeune danseur de 25 ans, pas encore Principal mais qui en a presque tous les rôles. Remarqué en Solor dans La Bayadère quelques mois plus tôt, il ne devait pas danser Onéguine pour cette première. Mais il a dû remplacer au pied levé un danseur blessé et c’est avec seulement une dizaine de jours de préparation dans ce rôle si difficile que Ricardo Castellanos s’est présenté en scène. Ceci explique cela. Le danseur montre d’emblée sa danse soignée, son aisance en scène, son souci du partenariat. Mais son personnage se cherche encore, hésitant entre deux chemins à suivre. Et le danseur reste un peu trop souvent dans la posture que dans une émotion sincère. Centré aussi sur la technique, il tient à assurer les pas de deux si périlleux. Ce qu’il fait d’ailleurs avec justesse, et Melissa Hough s’envole dans ses bras lors de la scène du rêve, mais un peu au détriment du jeu.
Néanmoins, Ricardo Castellanos trouve petit à petit ses marques. Et quand s’ouvre le rideau sur le troisième acte, il semble complètement libéré de l’enjeu qui pouvait le restreindre au début du ballet. Le pas de deux final touche véritablement au cœur, entre deux personnages au diapason, chacun trouvant sa place sans que l’un écrase l’autre. Voilà donc un danseur dont on sent tout le potentiel, et que l’on a envie de revoir dans de meilleures conditions pour lui. Enfin Lucas Lima, Principal qui dansait Lenski, a un naturel charisme en scène et se glisse avec joie dans la peau du poète amoureux et romantique. Néanmoins, il marque un peu le pas lors du jeu du deuxième acte. Et c’est finalement sa partenaire Natasha Jones Dale que l’on ne quitte pas des yeux, ou bien le corps de ballet qui, dans la scène de la fête, fait vivre avec beaucoup de truculence toutes les petites saynètes amoureuses que John Cranko s’est amusé à glisser en sous-texte.
À l’heure où les frontières s’ouvrent à nouveau à peu près normalement, l’on aime reprendre les voyages balletomanes. Londres est bien sûr sur la liste, Amsterdam aussi. Et pourquoi pas Oslo ? Le Ballet de Norvège y montre une belle vitalité, une haute tenue dans sa danse et des solistes qui n’ont pas à rougir face à d’autres compagnies européennes. La fin de saison est riche : Le Songe d’une nuit d’été d’un côté, A Swan Lake d’Alexander Ekman de l’autre. Idem pour leur saison prochaine, avec Giselle, La Belle au bois dormant, une création d’Emma Portner ou la reprise de Flight Pattern de Crystal Pite, œuvre inspirée par la crise des réfugiés. Autant de bonnes raisons d’aller découvrir le Ballet de Norvège, avant peut-être une venue en France en 2024.
Onéguine de John Cranko par le Ballet de Norvège. Avec Melissa Hough (Tatiana), Ricardo Castellanos (Onéguine), Natasha Jones Dale (Olga), Lucas Lima (Lenski) et Alberto Ballester (Gremin). Samedi 30 avril 2022 à l’Opéra d’Oslo.
Le Ballet de Norvège est à voir en scène en juin dans Le Songe d’une nuit d’été de Marit Moum Aune et Kaloyan Boyadjiev et A Swan Lake d’Alexander Ekman. La saison 2022-2023 de la compagnie est en ligne.