Du bout des doigts – Gabriella Iacono et Grégory Grosjean
En 2011, Kiss and Cry de Michèle Anne de Mey et Jaco Van Dormael apportait un vent nouveau sur la scène chorégraphique, avec leur “danse des doigts” filmée en direct et en gros plan dans des décors miniatures. Un dispositif qui permettait de créer des spectacles complètement hors-normes, poétiques et follement inventifs. Grégory Grosjean faisait partie de l’équipe originale, rejoint par Gabriella Iacono. Ensemble, ils ont fondé en 2020 leur propre compagnie Made By Hands, reprenant ce même dispositif pour des spectacles spécialement conçus pour le jeune public. Du bout des doigts en est le résultat. Un voyage onirique d’une heure, revisitant l’histoire du XXe siècle dans ses moments de joie comme ses plus grandes horreurs, tout en s’amusant des grands chefs-d’œuvre de la danse. Un résultat aussi puissant que bluffant, idéal pour initier le jeune public à la magie du spectacle vivant, mais tout aussi touchant pour un public plus adulte par ses multiples grilles de lecture
Les premières minutes de Du bout des doigts ont de quoi déstabiliser. Alors que l’on s’attend à la magie des mains en gros plan, comme nous avait laissé en souvenir le magique Kiss and Cry de Michèle Anne de Mey et Jaco Van Dormael il y a quelques années, c’est un corps qui se meut dans la pénombre. Puis l’écran géant du fond de scène s’allume, laissant voir des mains laissant des traces sur une roche. Il faut un peu de temps pour comprendre que ce qui se joue devant nous n’est pas un film, mais une prise de vue en direct, réalisée juste en-dessous de l’écran. Puis la musique du Sacre du Printemps résonne. Sur l’écran, deux mains en gros plan s’affichent, démarrant leur combat que l’on devine à mort dans une arène de sable, évoquant la relecture de Pina Bausch. La “danse des doigts” peut démarrer, nous emmenant dans son monde fascinant, vertigineux et d’une formidable beauté.
Grégory Grosjean et Gabriella Iacono ont fait leurs armes chez Kiss and Cry. En 2020, ils montent leur propre spectacle en s’appuyant sur le même dispositif. Sur scène : un écran géant. En dessous : le plateau de tournage. Soit un grand décor en miniature, dans lequel doigts et mains prennent place pour leur danse étrange. Le tout étant filmé en gros plan, les doigts deviennent sur grand écran de véritables personnages, se mouvant dans des décors de cinéma où chaque détail – un rideau qui bouge, un néon qui crépite, a été pensé avec soin. Un mécanisme d’une géniale efficacité, mais qui demande à ses interprètes une rigueur redoutable et une immense technicité : le doigt, les phalanges, la paume, le poignet, tout est utilisé avec une grande finesse. Tout comme un indispensable sens de la musique et de la dramaturgie. Car c’est bien ce qui frappe : ces doigts semblent habiter d’émotions infinies, proposant une danse véritablement musicale et expressive, créant une chorégraphie bien à eux et véhiculant de multiples images.
Les deux artistes ne se contentent pas cependant de copier, mais véritablement de faire sien ce procédé. Contrairement à Kiss and Cry, le plateau de tournage se fait plus discret. L’on aime y jeter de temps en temps des petits coups d’œil, mais il ne fait pas partir profondément de la danse, sans toutefois la gêner. Les interactions avec les corps dansants “entiers”, si l’on peut dire, sont aussi plus prégnantes. Le travail de la caméra est aussi plus poussé, se servant des travelling et zoom pour jouer sur la profondeur, la grandeur ou la petitesse d’un doigt par rapport à une danseuse. La trame narrative est enfin plus présente – les deux artistes ont, avec Du bout des doigts, la volonté de créer un spectacle dédié au jeune public. Il faut donc des personnages à suivre pour que les plus jeunes puissent être facilement embarqués.
L’histoire, ce serait la trame du XXe siècle, avec ses joies et ses horreurs, traversée par deux personnages. Les Années folles, la montée du nazisme, les premiers pas sur la lune, le courant hip hop. Mais tout démarre par Le Lac des cygnes. Ses quatre petits cygnes d’abord, où la danse des doigts, si drôle, ressemble presque à la chorégraphie originale marquée avec les mains. Les jeunes ballerines ne pourront qu’être séduites par ce savoureux clin d’oeil, sans que le spectacle laisse cependant de côté les petits néophytes, qui pourront être emportés par l’humour affiché, tout comme la simple beauté nostalgique du pas de deux du Cygnes blanc. Et c’est là l’une des grandes forces du spectacle : ses multiples grilles de lecture permettent de toucher les enfants comme les parents, les habitué-e-s du spectacle vivant comme les novices. Une qualité visible notamment dans la partie la plus délicate du spectacle : l’évocation de la montée du nazisme et les camps de la mort. Par sa simplicité, son expressivité et l’émotion toujours à fleur de peau, les plus jeunes y voient un lieu désolé, où un personnage gouverne un autre qui s’enfonce dans la pénombre. Les adultes y comprendront la métaphore des fours crématoires.
Un peu dur, Du bout des doigts ? Le duo prend le parti de ne pas épargner son public des folies des êtres humains. Néanmoins, la joie du partage, le bonheur de la danse irradie de nombreux moments. L’on trépigne ainsi dans ce décor année 1930, quand le duo des doigts s’amourachent alors qu’un vrai couple de danseur-se-s fait revivre la folie des ballrooms. L’on trépigne quand se dessine le New York des années 50 sur fond de West Side Story et quand la magie du cinéma prend toute sa place avec l’incarnation de Maria et Tony. L’on rit devant la coolitude du Flower Power, l’on danse devant le courant hip hop des années 80, l’on est pris enfin par la formidable énergie du dernier tableau tout en rythmes et clapping. Bien plus qu’un spectacle surprenant et si poétique – ce qui déjà en soi est formidable – Du bout des doigts est aussi un hymne à la magie du spectacle vivant, à sa force évocatrice de nous raconter la vie et nous emmener ailleurs. Une petite pépite à savourer à tous les âges.
Du bout des doigts de Gabriella Iacono et Grégory Grosjean. Avec Gabriella Iacono et Grégory Grosjean (chorégraphie et interprétation), Julien Lambert (image), Julien Lambert et Pierre de Wurstemberger (lumières) et Theo Jegat (son). Mercredi 4 janvier 2022 à la Maison de la Danse de Lyon. À voir jusqu’au 9 janvier, puis le 3 février à La soufflerie de Rezé, le 6 avril au Théâtre de Charleville Mézières.