Isabelle Ciaravola : “Je suis toujours montée sur scène en étant Étoile dans ma tête”
Isabelle Ciaravola fera ses adieux officiels à la scène le 28 février, dans le ballet Onéguine. À quelques jours de la soirée, Danses avec la plume est allée rencontrer la Danseuse Étoile dans sa loge. Entre son rôle de Tatiana, ses grands partenaires, ses années CNSMDP et ses moments plus difficiles, la ballerine égrène ses souvenirs… et évoque son futur.
Quels sont vos sentiments en pensant à vos adieux ?
Je suis sereine, aussi parce que j’ai beaucoup de travail. J’ai répété avec Evan McKie à la dernière minute, j’ai de nouveau travaillé avec Hervé Moreau, je prépare La Dame aux camélias pour le Japon en mars. Je suis aussi en tournage pour un documentaire qui m’est consacré (ndlr : diffusé sur France 3 et France 3 Corse). Il y a aussi à gérer les invitations, les interviews. Nous ne sommes médiatisés qu’à deux moments dans notre carrière : notre nomination et nos adieux (sourires). Mais c’est un plaisir de parler et de communiquer ma passion. Beaucoup de choses se passent en même temps. Finalement je n’ai pas l’esprit libre pour penser aux adieux.
Pourquoi avoir choisi de partir sur Onéguine ?
Mon contrat s’arrête en fait en juillet 2014, je n’aurai pas encore 42 ans le 28 février. Brigitte Lefèvre m’avait au départ proposé de partir sur Notre-Dame de Paris, qui est en fin de saison. Mais je ne me voyais pas faire une prise de rôle à 42 ans sur ce ballet, même si j’adore Roland Petit. Je ne le sentais pas. Elle m’a ensuite proposé Onéguine. Et j’ai finalement trouvé ça génial d’avoir été nommée et de partir sur ce même rôle. J’y retrouve Hervé Moreau (ndlr : qui dansera Onéguine) et Karl Paquette. En tant qu’Étoile, il n’était pas obligé de danser le Prince Grémine. Mais il a tenu à être sur scène à mes côtés pour mes adieux, il a donc fait toute la série.
Vous avez eu trois partenaires de prédilection : Hervé Moreau, Karl Paquette et Mathieu Ganio. Qu’appréciez-vous chez eux ?
Je pourrais même rajouter Stéphane Bullion, même si nous ne dansons plus ensemble aujourd’hui. Hervé, Karl et Mathieu ont tous des identités différentes, mais ils sont tous des très bons amis. Je suis en totale confiance avec eux.
J’ai beaucoup dansé avec Karl Paquette, qui est plus terre-à-terre. C’est la Rolls du partenariat, je peux y aller les yeux fermés ! Quand on a des corrections à se dire, on n’y va pas par quatre chemins. Je reconnais que je peux être un peu difficile en répétition, je suis perfectionniste, je sais être pointilleuse si je ne me sens pas vraiment à l’aise, je fais des réglages dans les moindres détails. Karl est d’un tempérament très calme, très à l’écoute de sa partenaire. Les répétitions avec lui sont très agréables, il n’y a pas de conflit.
Ce n’est pas forcément le cas avec Hervé Moreau. J’ai une plus grande sensibilité artistique sur scène avec lui, il y a une osmose particulière. C’est mon meilleur ami et confident dans la vie, on se connaît très bien. Mais en répétition, cela peut être difficile. On a des caractères forts tous les deux. Comme on a envie de donner le meilleur de nous-mêmes, on ne va pas se dire les choses gentiment. Je veux avoir raison, lui aussi, il y a des conflits, parfois ça pète le feu (rire).
Avec Mathieu Ganio, c’est encore différent. Il est très sensible, très à l’écoute, adorable. Je travaille parfois avec sa mère, il fait partie de ma famille. Nous sommes très proches. Je suis très contente de danser avec lui La Dame aux camélias au Japon, en mars, ce sera la première fois sur ce ballet. Je n’ai pas tant dansé que ça avec Mathieu en fait, et ce fut parfois par le hasard des circonstances. L’Histoire de Manon il y a deux ans par exemple. Je ne devais pas danser avec lui. Et puis ce fut une série catastrophe avec beaucoup de blessures et nous nous sommes finalement retrouvés ensemble. Ces huit représentations restent un souvenir extraordinaire. C’est mon ballet préféré, c’était la première fois que je le dansais… (sourire) J’aimerais bien le redanser l’année prochaine (ndlr : si Benjamin Millepied nous lit...).
Pour en revenir à Onéguine, comment percevez-vous le personnage de Tatiana ?
J’ai analysé le personnage du livre. Tatiana est nostalgique, timide, renfermée, pas très joueuse. Elle adore lire. Elle n’extériorise pas vraiment ses sentiments. Elle est dans son monde imaginaire, très littéraire, très cérébral. Elle n’a jamais trop regardé les hommes, jusqu’au jour où elle croise le regard d’Onéguine. Et là, c’est le chamboulement. C’est la première fois qu’elle ressent ce coup de foudre, le seul de sa vie. Elle est transportée, cela change sa vision de la vie qu’elle avait jusqu’à présent, à tel point qu’elle veut lui écrire une lettre d’amour. Mais cela lui demande beaucoup de se livrer à un homme, une personne qu’elle ne connaît pas vraiment. Onéguine est quelqu’un qu’elle n’a vu qu’une après-midi et qui n’a pas été des plus galants, la laissant un peu en plan. Mais comme elle est amoureuse, elle est subjuguée.
C’est la jeune fille qui devient femme ?
Pour moi, Tatiana n’est pas encore une femme, elle ne le devient qu’au troisième acte. Peut-être qu’il naît chez elle une certaine sensualité, mais très légèrement. C’est une évidence pour elle : Onéguine est l’homme de sa vie. Elle est un peu naïve, mais comme pour tous les premiers amours. Quand il lui déchire la lettre, c’est donc terrible pour elle, elle a le cœur brisé. Elle a cette honte de s’être livrée ainsi.
Les répétiteurs de John Cranko vous laissent-ils une certaine liberté ?
Il y a cinq ans, quand le ballet est entré au répertoire, je les ai trouvés beaucoup plus stricts que maintenant. Nous avions ces répétitions très formelles, très rigoureuses, mais d’un côté c’était génial de se dire que cette œuvre est remontée partout de la même façon. À l’époque, Onéguine ne se donnait pas forcément partout comme maintenant, il n’y avait donc pas forcément beaucoup d’appuis visuels. Cette année, il y a un peu plus de liberté. Tant mieux. On pouvait parfois se sentir un peu trop dans un carcan. Et si l’on n’arrive pas vraiment à s’approprier le personnage, c’est difficile de véritablement se libérer. Aujourd’hui, je vois que des choses changent en fonction des compagnies. C’est bien aussi de faire un peu en fonction du danseur.
Et au niveau de l’interprétation ?
Ils nous guident énormément. Il y a cinq ans, Reid Anderson (ndlr : le directeur du Ballet de Stuttgart qui est venu monter Onéguine à Paris) m’avait rassurée en me disant : “Vas-y instinctivement, parce que tu fais ce qu’il faut, c’est bien“. C’était ce qu’il désirait voir, ce qu’il avait appris de John Cranko. Ça avait abondé dans mon sens, m’avait assurée que j’étais dans le droit chemin. Je faisais la première, c’était nouveau pour le public parisien. J’aimais beaucoup ce ballet, je voulais le défendre. C’est un rôle très fort, passionnel, ça touche énormément.
Tatiana fait partie de vos grands rôles, avec Marguerite, Manon, Garance et Juliette. Comment avez-vous abordé ces ballets dramatiques ?
Einstein disait : “L’imagination est plus importante que le savoir“. C’est bien de faire des recherches, de lire les livres, parce qu’on ne peut pas y aller comme ça, être confrontée à l’inconnu et juste essayer de dire quelque chose. Il faut avoir un minimum de connaissances. Mais au bout d’un moment, j’arrête de regarder, j’essaye juste de le vivre comme je me le suis approprié, comme j’ai envie de le vivre. Il y a un côté humain, une réalité à transmettre, un vécu de femme qui aurait pu m’arriver. Il y a beaucoup d’instinct.
C’est ce que dit Clotilde Vayer, avec qui j’adore répéter : il faut passer outre la technique. À l’approche du spectacle, on se dit que maintenant, chaque mouvement doit être un dialogue, raconte l’histoire. Il faut que le mouvement vive. La variation du deuxième acte d’Onéguine par exemple, je n’aime plus trop la faire, elle est stressante, je n’ai plus envie de m’embêter avec ça. Si je rate quelque chose, ce n’est pas grave, je tourne la page. Ce qui compte, c’est l’émotion que j’ai à ce moment-là. Je vais m’énerver contre moi-même bien sûr, mais ce n’est pas ce petit raté que le public va retenir. Nous avons la chance de danser des ballets comme ça, tellement bien écrits et chorégraphiés, tellement pensés musicalement. On doit raconter l’histoire avec les pas.
Une carrière d’actrice vous fait-elle envie ?
Non. En tant que danseuse, on utilise beaucoup le corps. Une actrice aussi, mais c’est un peu plus en retrait, en attente. Il y a un travail avec la voix que je ne connais pas. Ce n’est pas mon élément totalement et c’est un métier très difficile.
D’où vient cette envie pour les rôles de tragédienne ?
Je l’avais en moi. Petite, j’étais un peu comme Tatiana : très solitaire, un peu sauvage, même si j’aime beaucoup rire. J’avais cet amour de la tragédie en moi, mais je ne le savais pas forcément. Lorsque je suis rentrée dans le corps de ballet, les ballets qui m’attiraient étaient Giselle, Roméo et Juliette ou L’Histoire de Manon, ce dernier que je trouvais particulièrement sublime. Ces pas de deux me bouleversaient, la mort de Juliette ou la scène de la folie m’interpellaient énormément. La musique joue aussi beaucoup dans ces ballets. Je ne m’en rendais pas compte sur le moment, mais je n’étais pas en recherche de l’équilibre parfait. La technique m’émouvait moins. Je pouvais être épatée par une superbe coda, mais ça ne me bouleversait pas autant, alors que les autres ballets me faisaient pleurer.
Votre nomination est-elle liée à ces entrées au répertoire de ballets néo-classiques tragiques, comme Onéguine ou La Dame aux camélias ?
Oui, je pense. De par mon physique, je ne suis pas un modèle de solidité. Je n’aurais pas fait un Don Quichotte, je n’ai pas un moral d’acier pour passer la technique, parce que ce n’est pas ce qui me touche. À 20 ans, cela aurait donné une forme d’excitation, mais ce n’est pas ça qui m’aurait épanouie. À la fin d’un spectacle, je préfère être vidée émotionnellement. Parfois, et ça n’arrive pas tout le temps, on a l’impression d’arriver à se libérer complètement lors d’un pas de deux. Quand le corps connaît les pas par cœur, il vous amène dans la chorégraphie et vous êtes juste dans l’émotion. On ne réfléchit même plus. Ça, c’est vraiment génial, c’est magique ! Ce sont les répétitions et la relation avec le partenaire qui permettent ça.
Vous êtes rentrée dans la compagnie en 1990, mais n’êtes devenue Première danseuse qu’en 2003. Comment avez-vous vécu toutes ces années dans le corps de ballet ?
Je suis restée sept ans Coryphée, c’est vrai qu’il y a eu des moments de désespoir où je n’avais plus confiance en moi. Je me trouvais nulle, je ne faisais pas de rôle. J’avais envie de changer parce que je n’étais pas épanouie. Il y a un côté un peu ingrat dans le corps de ballet. Il faut être dans le moule, que tout le monde ne fasse qu’un. On est dans un carcan, on nous bloque un peu. Dès que j’ai été Première danseuse, j’ai pu développer cette liberté et proposer ce dont j’avais envie, c’est ce qui a fait ma force.
Lors d’une précédente interview, vous racontiez votre trac lors des Concours de promotion. Cela m’a d’ailleurs fait penser à ce que racontait Mathilde Froustey sur cette épreuve. Avec le recul, quel regard portez-vous sur ce Concours, propre à l’Opéra ?
Mathilde n’est pas ma petite-fille pour rien ! (rires). J’avais horreur des Concours. Mais je ne réfléchis pas là-dessus, le Concours fait partie de l’Opéra. Il y a aussi beaucoup d’aspects positifs. Une fois par an, c’est un véritable coup de boost pour les danseurs et danseuses, cela permet de maintenir un certain niveau. Et puis on peut être remplaçant toute l’année et se faire ainsi remarquer en scène. Malheureusement, il y en a qui ne sont pas des bêtes de concours, il faut le gérer comme on peut. Je suis tellement traqueuse et le Concours n’a tellement rien à voir avec un ballet… On a juste deux variations de deux minutes pour réussir, dont une imposée qui ne nous convient pas forcément. Au début, il y avait une certaine excitation, de nouvelles choses à travailler. Mais au bout d’un moment, c’est pesant.
Vous avez déjà été juré à ce Concours ?
Non. J’ai fait partie du jury pour le concours d’entrée dans le ballet et pour un examen de l’École de Danse, mais je n’ai jamais voulu être juré pour le Concours de promotion. C’est trop difficile de juger des gens que l’on côtoie toute l’année, avec qui on a pu créer certaines affinités. J’ai même du mal à y assister, je n’y vais pas tous les ans.
Tout comme Mathilde Froustey, vous avez reçu il y a quelques années une offre pour être Principal au San Francisco Ballet. Pourquoi l’avoir refusée ?
Je n’ai pas eu de demande du SFB, c’est Brigitte Lefèvre qui me l’a proposé alors que j’étais Première danseuse. Cette compagnie cherchait une Principal à la Lucia Lacarra, c’était un contrat d’un an. Au début, il y avait une certaine excitation, je me disais que ce serait génial de quitter Paris. Et puis je n’ai pas voulu laisser ma place. On ne sait jamais, il suffit d’une année où on a de la chance, où il y a des ballets qui nous conviennent… On ne peut pas rater le coche, rater la chance d’être nommée. J’ai donc préféré rester là, montrer que j’avais envie de faire partie de cette maison. J’avais trop peur que l’on ne m’oublie si je partais.
Pour Mathilde Froustey, la situation était différente puisqu’elle était Sujet. C’est quelqu’un qui a beaucoup de tempérament, ce qui est parfois difficile dans le corps de ballet, où il faut savoir rentrer dans le rang. Je suis tellement heureuse pour elle, je pense qu’elle est beaucoup plus épanouie là-bas, même si ce n’est pas évident de quitter la compagnie.
Vous êtes finalement devenue Étoile le 16 avril 2009, lors de la première d’Onéguine. À l’époque, vous croyiez encore qu’une nomination était possible ? Vous étiez sur une première d’une entrée au répertoire, cela aurait pu vous mettre la puce à l’oreille…
L’idée était partie, mais j’avais tout de même une petite fenêtre d’espoir, Wilfried Romoli ayant été nommé encore plus tard que moi. Mais pourquoi ce ballet plutôt qu’un autre ? J’avais déjà dansé pour une première, Garance dans Les Enfants du Paradis. J’avais dansé La Dame aux camélias, qui était aussi mon registre et où le public avait été très réceptif. Sur certains spectacles, je m’étais parfois dit, peut-être que… sans me faire trop d’illusions. Pourquoi dans Onéguine finalement ? Pourquoi… ou pourquoi pas ? Heureusement qu’il n’y avait pas eu de bruit de couloir, ça m’aurait peut-être oppressée.
Que ressentez-vous lorsque Gérard Mortier et Brigitte Lefèvre montent sur scène ?
Nous étions trois à pouvoir être nommé-e-s, même si ça aurait été un peu ingrat de voir Mathias Heymann (ndlr : qui dansait Lenski) nommé et pas moi (rires). Je ne m’attendais à rien, je profitais juste. Vous savez, à la fin d’Onéguine, on est vidé. Le dernier pas de deux est intense émotionnellement, il y a un tel conflit. J’ai l’impression d’extérioriser tout ce que j’ai intériorisé pendant le ballet, c’est violent cérébralement. Pendant les saluts, on est encore imprégné de cette émotion, cette fragilité. J’avais l’impression d’être vidée de toute ma sève.
Et puis j’entends mon nom, je l’écoute… Mais j’avais l’impression que c’était une voix-off. Tout le monde me regardait, mais c’était comme si ce n’était pas vraiment moi. Ce titre, c’est la quête de toute une vie. Il y en a tellement qui ont la valeur, mais qui n’ont pas de chance, qui restent bloqué-e-s plusieurs années, et puis leur tour est passé. Me dire que je suis arrivée à avoir ce titre inaccessible, si difficile à avoir… J’avais une joie immense et envie de pleurer. Pour moi, c’était la reconnaissance de mon travail. C’est beaucoup d’émotion de voir que tous ces sacrifices étaient reconnus.
Agnès Letestu dit qu’être Étoile, c’est aussi dans la tête. Vous êtes d’accord ?
L’essentiel dans la carrière d’une danseuse, c’est l’épanouissement sur scène, interpréter un rôle, même sans être Étoile. Quand j’étais Première danseuse, dès que j’avais un rôle d’Étoile, même le temps d’une seule soirée, j’y allais en tant qu’Étoile. À ce moment-là, c’était mon ballet, mon rôle. Ce n’était plus un concours, on n’allait plus me juger, je devais le faire comme si j’étais une Étoile.
Aujourd’hui, quand on me demande ce que ça me fait d’être Danseuse Étoile, je ne sais pas quoi répondre finalement. Chaque danseur et danseuse doit aller sur scène avec ce soleil dans le coeur, cette luminosité pour éclairer la scène et projeter tout ça au public. Même dans le corps de ballet, les gens qui ont une aura, cela se voit.
Vous avez connu quelques blessures. Comment avez-vous vécu ces moments, quand le corps commence à moins bien répondre ?
À un moment c’était dur, mais maintenant ça va. Il faut accepter le déclin du corps. Au début, on ne comprend pas. Tout à coup, ça bloque, ça fait mal, on ne peut plus, ça ne veut plus sauter. Mais qu’est-ce qui se passe ? (rires). C’est comme si le corps ne nous appartenait plus. On s’énerve, on ne comprend pas, on ressaye, on se fait encore plus mal. Il y a aussi des périodes où c’est moins douloureux, on en est plus en forme. Mais il faut comprendre et accepter. On prend alors un autre chemin, on accentue certaines qualités.
J’ai accepté ça il n’y a pas longtemps. Il y a ainsi des ballets où j’ai pris la décision de ne plus les faire. Pierre Lacotte voulait ainsi que je redanse La Sylphide en juin dernier. J’ai essayé une ou deux semaines, mais j’étais vraiment en souffrance sur certaines parties. J’allais peut-être me faire mal, j’allais peut-être ne plus pouvoir danser du tout, je pensais à La Dame aux camélias qui arrivait après. J’avais aussi un bon souvenir de ce rôle, je ne voulais pas le gâcher. Y renoncer a finalement été un soulagement. Et puis ce n’est plus le genre de ballet qui m’excite. Quand on se met à interpréter des ballets comme L’Histoire de Manon, des choses très émotionnelles, c’est difficile après de retourner sur des ballets très techniques. J’ai abordé ces rôles tard, avec une certaine maturité, ce dont je suis très contente. Il y a des jeunes danseuses qui sont sur Onéguine aujourd’hui, je suis ravie pour elles, mais je leur souhaite bon courage pour retourner sur Don Quichotte après.
Pour la suite de votre carrière, vous vous tournez (entre autres) vers la pédagogie. Vous avez postulé pour être professeure au CNSMDP. Cela sonne presque comme une évidence pour vous, qui en avez été l’élève ?
C’est un ami qui m’a parlé de ce poste une semaine avant la clôture des candidatures, je l’ai su presque par hasard. Je trouvais que c’était le destin.Le Conservatoire est la première institution qui m’a accueillie quand je suis arrivée de Corse. Je suis très sentimentale et cette opportunité est un retour aux sources. Mon dossier est accepté, le concours est en mai. Mais ce n’est pas parce que je suis Étoile que je vais être prise.
Le monde de la danse est très compétitif, mais en entendant les témoignages de l’époque, il semblait y avoir une très bonne ambiance dans ces classes du CNSM…
Exactement ! Nous n’avions que deux professeures, Christiane Vaussard et Claire Motte, ainsi que leurs assistantes. Il y avait aussi Serge Golovine et Attilio Labis. À l’époque, nous étions rue de Madrid, nous n’avions qu’une salle, c’était plus archaïque. Nous avions ce cycle de trois ans avec cette atmosphère si particulière, dont les professeurs étaient pour beaucoup. Mais on ne m’a pas encensée, c’était dur, je prenais des cours particuliers dès 7 heures du matin parfois. J’ai travaillé beaucoup parce que j’avais aussi beaucoup de retard à rattraper. Je suis arrivée au CNSM à 13 ans et demi, j’étais confrontée à des filles qui prenaient des cours tous les jours depuis plusieurs années. Il fallait rattraper.
Quand avez-vous su que vous vouliez devenir danseuse ?
Il n’y a pas eu de déclenchement particulier. Habitant la Corse, je n’avais pas vraiment la possibilité d’aller voir des ballets et cet art n’est pas beaucoup médiatisé. En fait, j’adorais la musique. Ma mère mettait de la musique classique tout le temps à la maison, moi-même je ne peux pas vivre sans musique, je suis très mélomane. J’aurais pu être musicienne, j’ai aussi fait du piano. Mais j’ai choisi la danse lorsqu’il a fallu monter à Paris. Je pense que j’avais besoin de m’exprimer corporellement.
Quand vous est venue cette envie de transmettre, de se tourner vers la pédagogie pour la suite de votre carrière ?
Je n’avais pas cette vocation plus jeune. Ça m’est venu il y a quatre-cinq ans, lorsque j’ai eu des propositions de stage. Mon bizutage a été dur (rire) : un stage en Corse où j’avais tous les niveaux et pas de pianiste. Je me suis plongée dedans. J’ai construit tout mon cours à partir de cds, j’ai cherché des musiques partout, surtout que la première fois, on veut faire plein de choses. Au final, j’aime bien coacher les grands élèves et les professionnels, les suivre sur une année. On peut beaucoup plus apporter sur le plan artistique.
Quels conseils de Christiane Vaussard aimeriez-vous particulièrement transmettre à vos élèves ?
L’importance de la musicalité. Elle était extrêmement musicale. Il fallait être en mesure avec elle, ça allait vite. Elle était très dynamique, très généreuse, elle s’investissait énormément. Elle avait aussi tous ces exercices de bas de jambe, on ne fait plus ça maintenant.
Quel genre de professeure êtes-vous ?
Je ne suis pas une professeure laxiste. Je suis rigoureuse, même si j’aime mettre une pointe d’humour. Mais si ce n’est pas bien, je fais refaire. J’ai été à cette école-là. La musique est le centre de mon enseignement. Je mets aussi beaucoup l’accent sur le placement, la base anatomique. J’adore corriger les choses, voir l’évolution. Dans un cours, on doit être rigoureux dans la musicalité. Il faut que le geste vive. Même face à des petits, on peut commencer à parler de ça, de la projection. On ne fait pas juste un mouvement parce que l’on obéit. Il faut qu’il y ait une vie dans ces mouvements. Parfois, je pense que petite, j’étais tellement focalisée sur le placement que j’oubliais cet aspect artistique. Il faut faire passer ce message que la danse est une expression corporelle, ce ne sont pas juste des mouvements.
Vous n’avez pas postulé pour la direction des études chorégraphiques, maintenant que le poste est vacant ?
Non, diriger ne m’intéresse pas, c’est beaucoup trop tôt pour moi. Peut-être que je changerai d’avis dans dix ans, mais aujourd’hui j’ai envie d’être sur le terrain, de transmettre. Je n’ai pas envie d’avoir déjà un côté administratif.
Quel est votre programme après le 28 février ?
J’ai 17 galas jusqu’en août, je suis bookée ! Je vais participer notamment au spectacle de Nicolas Le Riche, Itinérances, où je danserai Le Jeune homme et la Mort. J’adore danser les ballets de Roland Petit, Carmen, Le Jeune homme… Si j’étais un mec, j’adorerais danser ce personnage. Je suis ravie de danser avec Nicolas, un artiste exceptionnel.
Je donne beaucoup de stages aussi. Après, pour l’instant, je suis libre. Je suis aussi en train de me chercher, j’aime bien cette forme de liberté dans ma tête, je peux accepter certaines choses. Je me prends en main aussi, je n’attends pas que tout arrive.
Pensez-vous revenir danser à l’Opéra de Paris ?
Pas cette saison en tout cas. Je tourne la page. Faire des adieux officiels et revenir un mois après, je ne le vivrais pas bien, ça ne me semblerait pas honnête vis-à-vis de moi-même et des gens. Après, pourquoi pas l’année prochaine, en guest occasionnellement. Je n’ai eu aucune proposition pour la saison suivante, mais je ne sais pas ce que je veux faire vraiment.
Vous avez commencé à vider votre loge ?
Cette loge était celle de Clairemarie Osta avant moi, c’est ensuite Dorothée Gilbert qui la reprendra. J’avais commencé à la ranger en septembre, certains tiroirs sont un peu plus vides. Mais il y a encore pas mal de choses à faire ! Je pense en fait que je serais nostalgique lorsque je viderai cette loge, en juillet. Quand j’aurais tout vidé, et que je me dirais que je laisse mes souvenirs ici.
Y a-t-il un rôle que vous regrettez ?
Le Boléro de Maurice Béjart. J’aurais adoré. C’est tellement fort, la musique porte, je trouve ça tellement beau !
Et votre meilleur souvenir en scène ?
Je n’en ai pas, je suis trop critique. Et puis chaque spectacle est différent. Émotionnellement, cela reste ma nomination, c’est une évidence. Et je suis sûre que les adieux le seront aussi, j’en aurais deux ainsi (sourire).
Marion
Merci beaucoup pour cet entretien !
Isabelle Ciaravola est une merveilleuse danseuse et un très belle personne ! J’ai eu la chance de l’avoir comme professeur lors d’un stage et je garde précieusement ce souvenir dans mon coeur.
Je n’ai malheureusement pas de place pour la soirée du 28 février mais je suis bien décidée à aller faire la queue le matin même pour en trouver une : je m’en voudrais vraiment de rater ce moment.
Je souhaite en tout cas une très belle route à cette grande Étoile !
Estelle
Très intéressante cette interview. Quel dommage, comme le souligne Isabelle Ciaravola que les étoiles soient médiatisées qu’à leur nomination et leur adieux… on aimerait lire des interviews comme celle là plus souvent !
En tout cas je reste intriguée par cette phrase : « Il y a des jeunes danseuses qui sont sur Onéguine aujourd’hui, je suis ravie pour elles, mais je leur souhaite bon courage pour retourner sur Don Quichotte après »
Je ne la comprends pas bien.
Amélie
@ Marion : Bonne chance pour la place en tout cas :). Je suis sûre que c’est une excellente professeure.
@ Estelle : Ce qu’elle veut dire, c’est que pour elle, une fois que l’on a dansé ces ballets très émotionnels, il peut être difficile de danser des ballets surtout techniques. Parce qu’au final, l’important pour une interprète, c’est l’émotion.
Ornella
Comme avec Mathilde Froustey, vous avez posé les questions qu’on aurait eu envie de lui poser ! C’est une qualité rare !
Anne-Laure
Très belle interview, merci Amélie!
Il en ressort une très belle personne, sensible et raisonnée…
J’ai hâte de la voir ce soir…
sandrine
merci