Soirée Iolanta/Casse-Noisette à l’Opéra de Paris – Retour vers 1892 à Saint-Pétersbourg
Rêver aux grands soirs du XIXe siècle, à l’époque où opéra et ballet procédaient d’un même élan créatif. Réconcilier la “belle danse” avec la “grande musique”. Stéphane Lissner et Benjamin Millepied ont lancé main dans la main ce chantier audacieux, emblématique de leur saison commune : remonter lors d’une même soirée l’opéra Iolanta et le ballet Casse-Noisette de Tchaïkovski, comme lors de la première en 1892 à Saint-Pétersbourg. Pour l’occasion, l’avant-gardiste Dmitri Tcherniakov a été annoncé pour la mise en scène aux côtés d’une poignée de chorégraphes en vogue (Arthur Pita, Edouard Lock et Sidi Larbi Cherkaoui, Benjamin Millepied et Liam Scarlett ayant finalement renoncé). Les balletomanes, déjà, râlaient (“Un ballet au prix d’un opéra…”) pendant que les lyricomanes exultaient (“Une entrée au répertoire !”). Pour raviver la magie de la première originale, Danses avec la plume remonte le temps jusqu’en 1892, au Mariinsky de Saint-Pétersbourg. Une première qui ne s’est pas faite dans la facilité.
Casse-Noisette, un chef-d’oeuvre enfanté dans la douleur
En 1891, le directeur des Théâtres Impériaux de Russie Ivan Vsevolojski annonce que Iolanta/Casse-Noisette “sera l’événement majeur de l’hiver prochain“. En réalité, la soirée a peiné à se hisser au niveau du succès de La Belle au bois dormant (1890). Et le parcours créatif du Casse-Noisette que l’on connait sous l’enrobage du traditionnel ballet-féérie de Noël a été semé d’embûches.
Tchaïkovski n’a d’abord pas choisi l’argument initial de Casse-Noisette et l’inspiration lui a cruellement fait défaut. S’il a apprécié le conte original d’Hoffmann, terrifiant et caustique, il est moins touché par l’adaptation édulcorée de l’histoire par Dumas père, qui fonde l’argument du ballet. En revanche, il a pu choisir l’histoire du roi René pour la trame de Iolanta même si son idée de faire chanter des artistes en français et en italien sur la scène du Mariinsky n’a pas été retenue. Du côté de la danse, le maître de ballet Marius Petipa est en conflit larvé avec Vsevolojski. Ce dernier trouverait les premiers pas trop “vieux genre“, pas assez en phase avec les aspirations nouvelles qu’il prête au public. En trois mots à son sens, cela fleure la naphtaline.
Musique et danse prennent forme bon gré mal gré. La découverte du son cristallin du célésta, instrument phare de Casse-Noisette, redonne un souffle à l’inspiration du compositeur. L’univers à la fois féérique et cauchemardesque de Casse-Noisette imprègne l’esprit de Tchaïkovski. Mais le charme sirupeux du conte de Dumas a laissé place aux créatures sinistres d’Hoffmann.
Une dépression dévorante me brûle constamment le coeur et cela fait bien longtemps que je ne m’étais pas senti aussi malheureux” (…) Confiturembourg, Casse-Noisette, La Fille du Roi René – ces images ne me ravissent plus, ne suscitent plus l’inspiration en moi, elles me terrifient, m’horrifient et me poursuivent. Tchaïkovsky – Lettre à Vsevolojski.
Un jour après ces mots douloureux, Tchaïkovski, alors en voyage en France, apprend le décès de sa soeur. La musique qu’il compose est lourde des tourments que le deuil lui inflige. Le monde innocent de l’enfance, synonyme de jeux avec sa soeur, résonne en lui comme un spectre du passé et comme un idéal. Cet état d’esprit bilieux a peut-être façonné la dimension duale d’un Casse-Noisette qui dépasse le simple divertissement de fin d’année. A l’opposée de ces ténèbres artistiques, Iolanta apparait comme une oasis de lumière. Princesse née aveugle, Iolanta vit protégée dans le château de son père le roi René, ignorant sa cécité. Seule sa volonté de guérir, et donc avant de découvrir sa maladie, peut lui faire retrouver la vue. Le chevalier Vaudémont est l’élément déclencheur, lui fera retrouver la vue et découvrir l’amour.
L’argument de Casse-Noisette – Une adaptation libre d’un conte d’Hoffmann revisité par Dumas
L’argument original est peu ou prou le même que celui qui règne de nos jours dans les grandes compagnies nationales de danse. Le premier acte jette les bases d’un Noël en famille. L’entrée du parrain Drosselmeyer avec son casse-noisette constitue l’élément déclencheur de l’intrigue. La nuit, les souris apparaissent, le sapin de Noël grossit et les poupées se réveillent. Le casse-noisette prend vie et affronte le roi des Souris. Aidé de la courageuse Clara, il réussit à vaincre ces personnages menaçants et il emmène la fillette vers une forêt enneigée. L’acte II se déroule au pays des friandises, Confiturembourg, et donne lieu à un gigantesque divertissement jusqu’à l’apothéose finale.
Les danses d’enfants sont en ces temps-là très appréciées de l’élite. Aussi Marius Petipa octroie les rôles principaux de Clara, Fritz et Casse-Noisette à des élèves de l’école de danse. Fait marquant, les danseurs adultes sont relégués aux seconds rôles. L’enfance, justement, occupe une place de premier choix dans ce ballet. Si La Belle au bois dormant du même compositeur a effleuré le sujet de l’éveil d’une jeune âme aux sens et aux devoirs adultes, Casse-Noisette est une ode intégrale au monde des enfants. A l’époque où l’enfant est perçu comme un adulte miniature (bien avant la popularité des théories de Françoise Dolto !) Casse-Noisette rutile d’un imaginaire particulier.
Marius Petipa a eu en tête d’étoffer le personnage ambigu de Drosselmeyer qui devait rappeler, par son caractère menaçant, la noirceur des contes d’Hoffmann. Par exemple, il a souhaité faire apparaitre le visage du parrain dans l’horloge qui sonne les douze coups de minuit. Pour des raisons financières peut-être, cet effet surnaturel n’a pas été retenu. L’angoisse distillée par le conte d’Hoffmann ne survit qu’à travers les quelques accents ombrageux glissés par Tchaïkovski.
Première le 18 décembre 1892
À l’automne 1892, à quelques semaines de la première, une tendance s’affiche dans la presse : le ballet du Mariinsky perd de sa superbe. L’enthousiasme d’une élite d’habitués s’essouffle.
La première de Iolanta/Casse-Noisette a finalement lieu le 18 décembre 1892 sur la scène du théâtre du Mariinsky à Saint-Pétersbourg. Aux bras de la prima ballerina Antonietta Dell’Era, Pavel Gerdt interprète le Prince Coqueluche. Les rôles principaux, Clara, Fritz et Casse-Noisette sont attribués à des élèves de l’École de Danse impériale, Stanislava Belinskaïa, Vassili Stoukolkine et Sergueï Legat. Dans la fosse d’orchestre, c’est Ricardo Drigo qui officie baguette en main.
Accueil tiède et réponse critique en demi-teinte
Les critiques sont mitigées : Casse-Noisette ne remporte pas un franc succès, contrairement à Iolanta dont on loue au moins la richesse allégorique. Pour l’auditoire, le propos du ballet est presque inexistant. Ni allégorie ni parabole n’émergent du ballet. Le quotidien bascule sans l’ombre d’une explication dans le fantastique et, parce que Clara ne revient jamais dans le monde réel, Casse-Noisette est perçu comme un conte de fée faiblard.
D’un point de vue chorégraphique, ce ballet est perçu comme avare en danse et en virtuosité. La ballerine-star n’a qu’un pas classique et il est proche du tomber de rideau. Pire, on considère que Casse-Noisette n’est pas vraiment un ballet. Construction dramatique et vocabulaire académique sont absents de l’oeuvre. Un certain cercle conservateur n’hésite pas à parler de décadence du ballet. Il parait toutefois que Stravinski a adoré le ballet pour la simplicité de son propos et le caractère jovial de ses danses.
Les décors et les costumes sont globalement acclamés pour leur beauté fastueuse. Néanmoins, un critique rabat-joie voit dans le dernier tableau le mauvais goût “des brioches guindées de la pâtisserie Fillipov“. La musique est majoritairement saluée. Tchaïkovski, inspiré par sa propre Belle au bois dormant, est qualifié de “symphoniste de génie”. La musique prend le pas sur la danse.
Une réhabilitation a posteriori du ballet se profile dans la critique soviétique, des décennies plus tard. Assafiev évoque une “symphonie sur l’enfance“. Puis George Balanchine reconnait que Casse-Noisette est le premier ballet qui s’intéresse au ressenti des enfants, bien avant le règne de l’enfant-roi.
Iolanta et Casse-Noisette : deux oeuvres jumelles ?
Un critique de l’époque, Hermann Laroche, a indiqué que la tradition de l’opéra conçu comme un prologue du ballet venait de l’Opéra de Paris. Selon lui, Iolanta et Casse-Noisette ont accouché d’un même souffle. Les deux héroïnes surprotégées par un milieu accommodant s’engagent sur un parcours initiatique vers la découverte de l’amour.
A l’époque pourtant, aucune critique publiée n’établit de passerelle entre l’opéra et le ballet. Iolanta s’achève par le mariage de la protagoniste éponyme avec celui qui la guérit de la cécité physique, mentale et sentimentale. Dans le sillage de ce “happing ending” inhabituel chez Tchaïkovski, Casse-Noisette a été perçu comme un divertissement généralisé. Cette perspective amoindrirait le pouvoir de la danse. De vecteur d’un propos fort, d’un art qui se suffit à lui-même, le ballet est réduit à une agréable féérie, aussi légère que stérile. Qu’en sera-t-il en 2016 ? Réponse dès le 9 mars au Palais Garnier.