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Soirée Cunningham/Forsythe par le Ballet de l’Opéra de Paris – Un éloge de la déconstruction

En trois pièces et autant d’entrées au répertoire, le Ballet de l’Opéra de Paris célèbre les avant-gardes américaines. De Walkaround Time, hommage de Merce Cunnigham à son ami Marcel Duchamp, à Trio et Herman Schmerman dans lesquels William Forsythe poursuit sa déconstruction du vocabulaire classique, une soirée réussie met à l’honneur deux maîtres qui ont su révolutionner leur art.

Walkaround Time de Merce Cunnigham – Ballet de l’Opéra de Paris

Les œuvres de Merce Cunnigham se trouvent à la lisière des danses moderne et post-moderne américaines. À la pointe de l’avant-garde, celui qui est considéré comme l’un des plus grands chorégraphes du XXème siècle s’attache à minutieusement déconstruire les conventions théâtrales. Il dit adieu à la narration et aux émotions chères à Martha Graham. Chez lui, mouvements, musique et scénographie sont créés séparément et ne se retrouvent souvent dans un même lieu et moment que le soir de la représentation. Les interprètes évoluent de plus indépendamment les uns des autres sur l’espace scénique, chacun.e étant considéré.e comme son propre centre. Allant toujours plus loin dans sa recherche, il introduit un processus aléatoire dans ses chorégraphies, tirant au sort l’enchaînement des phrases ou l’ordre d’entrée des danseur.se.s, ce qui lui permet d’étendre les possibilités créatives au delà de sa seule imagination.

Proche de Marcel Duchamp, c’est sur une idée de Jasper Johns, qu’il crée en 1968 Walkaround Time, inspiré de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, dite le Grand Verre, et hommage à l’immense plasticien. Le scénographe imagine de reproduire l’œuvre en la diffractant sur sept pavés gonflables de plastique transparent posés ça et là sur la scène. David Behrman invente une partition sonore qui intègre la voix de Marcel Duchamp. Quant à Merce Cunningham, il s’attache à mettre en danse la personnalité de l’artiste dada autant qu’il distille dans sa chorégraphie des allusions à ses travaux. “La caractéristique principale de Walkaround Time est son tempo. Marcel dégage une impression de grand calme, comme s’il n’était pas atteint par le défilement du temps. J’ai cherché à transmettre la même sensation” déclare-t-il. Son utilisation de mouvements d’échauffements en ouverture de la pièce est une allusion aux ready-made, le strip-tease réalisé par un danseur qui enlève et remet des vêtements en courant sur place évoque le Nu descendant un escalier. Et si la pièce est coupée en deux par un intermède ou les interprètes vaquent à leurs occupations comme s’ils étaient en coulisse, c’est en référence au ballet Relève de Francis Picabia qui était interrompu par le film Entr’acte du tout jeune René Clair, dans lequel on voyait Duchamp jouer aux échecs avec Man Ray.

Walkaround Time de Merce Cunnigham – Ballet de l’Opéra de Paris

Cependant, nul besoin de connaître son Duchamp sur le bout des doigts pour goûter Walkaround Time. La liberté, la fluidité des mouvements fascinent au delà des multiples références. Une sorte de linéarité apaisante y cohabite avec d’incessantes surprises, les gestes s’enchaînant de manière toujours inattendue. La première venue de Merce Cunnigham à l’Opéra de Paris date de 1972. Il y créait, après une résidence de trois mois, Un jour ou deux à la demande Michel Guy, directeur du naissant Festival d’Automne. Si danseurs et danseuses furent alors fort effrayé.e.s, notamment par le fait d’évoluer sans soutien musical, cela n’est plus le cas aujourd’hui. Tous et toutes interprètent en effet cet opus avec naturel et talent, particulièrement Simon Le Borgne qui reprend brillamment le rôle autrefois dévolu à Merce Cunningham lui-même. Le public en revanche, qui hue ou siffle abondamment chaque représentation, semble toujours aussi perturbé par les créations du grand maître américain.

Autre style, autre accueil après l’entracte, puisque la soirée se poursuit avec deux pièces de William Forsythe. Autres révolution et déconstruction également, autre maître américain tout autant. Si lui aussi prône l’abstraction, c’est le vocabulaire du ballet classique qu’il chahute, le réaménageant à sa manière, toujours complexe et inventive. Cassures, déséquilibres permanents, accélération du tempo au delà du raisonnable, lignes pures et élégantes caractérisent la plupart de ses pièces. Défiant les lois de la gravité, il invite danseurs et danseuses à de nouvelles prouesses techniques.

Trio de William Forsythe – Hugo Vigliotti, Éléonore Guérineau et Maxime Thomas

En ouverture de ce moment Forsythe, on découvre Trio qui fut créé en 1996 sur un bref extrait du Quator n°15 en la mineur de Beethoven, répété plusieurs fois. À chaque reprise correspond une nouvelle variation chorégraphique. Multipliant les portés, cette courte pièce  joue sur le rebond, le poids des membres. Les corps des deux danseurs et de la danseuse restent souvent très souples, bien plus relâchés qu’à l’habitude chez le chorégraphe américain. Elle développe également l’idée que les interprètes exhibent sciemment leurs corps en montant sur scène. Ainsi, chacun commence par montrer son coude, sa hanche ou son genou dans un parfait silence en introduction, ces gestes étant répétés tout au long du trio. Mais malgré la parfaite prestation d’Éléonore Guérineau, Maxime Thomas et Hugo Vigliotti, cet opus peine à me convaincre tandis que le public, lui, fort de quelques bravos se réconcilie déjà avec le Ballet de l’Opéra.

Puis vient enfin l’heure d’Herman Schmerman, que William Forsythe créa en 1992 sur une partition allegro de son fidèle complice Thom Willems. À un pas de cinq inventé pour le New York City Ballet succède un pas de deux ajouté quelques mois plus tard au Ballet de Francfort. Costumes noirs épurés à l’élégante modernité, musique enlevée et saccadée, appuis désaxés à la limite de la chute, dangereuse vélocité et énergie débridée, on y retrouve tout le talent du chorégraphe d’In the Middle Somewhat Elevated. Soli et danses chorales s’enchaînent sans discontinuité dans une fête de la virtuosité on ne peut plus exigeante pour ses interprètes. Sans atteindre la perfection magnétique de Sylive Guillem qui a imprimé pour longtemps les rétines dans ce genre de répertoire, ils relèvent globalement le défi avec succès. Amandine Albisson et Audric Bezard sont particulièrement captivants dans leur duo. Habitué au vocabulaire de classique et au style Forsythe, le public de Garnier leur fait un triomphe. Nous sommes enfin tous rabibochés.

Herman Schmerman de William Forsythe par le Ballet de l’Opéra de Paris

Soirée Cunningham/Forsythe par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Walkaround Time de Merce Cunningham avec Caroline Bance, Julien Cozette, Lucie Fenwick, Grégory Gaillard, Simon Le Borgne, Sophie Mayoux, Julien Meysindi, Sofia Parcen et Ninon Raux ; Trio de William Forsythe avec Éléonore Guérineau, Maxime Thomas et Hugo Vigliotti ; Herman Schmerman de William Forsythe avec Amandine Albisson, Audric Bezard, Aurélia Bellet, Lydie Vareilhes, Caroline Osmont, Sébastien Bertaud et Antonio Conforti. Mardi 18 avril 2017. À voir jusqu’au 13 mai.

 

Les propos de Merce Cunningham sont extraits de Merce Cunningham, un demi-siècle de danse de David Vaughan aux Editions Plume.

 

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