Le CNDC d’Angers fait revivre Merce Cunningham
La grande salle Jean Villar du Théâtre de Chaillot a accueilli durant trois soirs un programme entièrement dédié à Merce Cunningham. Soit trois pièces de trois époques différentes : How to Pass, Kick, Fall and Run (1965), Inlets 2 (1983), et Beach Birds (1991). Un voyage comme un retour vers le futur dans l’univers du chorégraphe américain, maître fondateur et révolutionnaire radical qui fit imploser tous les codes de la danse contemporaines. Robert Swinston, longtemps danseur dans la compagnie de Merce Cunningham avant d’être son assistant, fait revivre ce répertoire à la tête du Centre Nationale de Danse Contemporaine à Angers qu’il dirige depuis 2013.
Retour vers le futur pour commencer. Car voir ou revoir aujourd’hui encore les chorégraphies de Merce Cunnignham, c’est constater à quel point elles restent toujours d’avant-garde. Sa manière d’organiser l’espace, les entrées et les sorties des interprètes, le rapport qu’il a induit entre la danse et la musique, tout cela recouvre encore le questionnement essentiel des chorégraphes. Merce Cunningham a cependant résolument refusé toute notion de répertoire. Sa compagnie ne dansait que ses chorégraphies et a été dissoute deux ans après sa mort en 2009, à l’issue d’une tournée d’adieux qui parcourut le monde. On mesure donc la chance d’avoir Robert Swinston à la tête du CNDC d’Angers où il s’efforce depuis cinq ans de raviver les pièces du chorégraphe américain.
Le programme proposé au Théâtre Chaillot s’établissait en deux parties, avec la reprise du mythique How to Pass, Kick, Fall and Run, précédée par deux pièces « balnéaires », qui à dix ans d’intervalle se font écho : Inlets 2, conçue pour quatre danseuses et trois danseurs et Beach Birds pour onze danseuses et danseurs. Inlets 2 est un concentré du style de Merce Cunningham. Les mouvements sont directement empruntés au vocabulaire du ballet classique avec force arabesques de toutes sortes, sauts et mains tendues. La musique est minimaliste : ce sont davantage des bruits aquatiques obtenus en direct par trois musiciens qui jouent avec des moulages de coquillage géants. Merce Cunnignham a conçu Inlets 2 comme une succession de 64 mouvements soumis au hasard mais exécutés comme une phrase chorégraphique ininterrompue. Elle se veut, selon le chorégraphe, comme une évocation de la région côtière du Pacifique Nord dont il est originaire. C’est davantage sans doute dans les sons que dans la danse que se reflète cet imaginaire. Merce Cunningham induit avec Inlets 2 un ballet d’une belle élégance attisée par les tons pastels de la scénographie et des costumes, minimalistes, fonctionnels, conçus comme un écrin pour la danse par Mark Lancaster.
Beach Birds, à la tonalité résolument marine, relève d’une esthétique un peu différente. « Entre les rivières et l’océan, les oiseaux, la plage« , avait écrit Merce Cunningham en introduction de cette pièce créée à Zurich en 1991, en hommage à l’écrivain irlandais James Joyce et au musicien américain John Cage, compagnon de route du chorégraphe. Ces oiseaux de plage, ce sont avant tout les costumes réalisés par Marsha Skinner qui les figurent : de grands justaucorps noir et blanc allongés au niveau des bras et qui enserrent les onze interprètes. Le résultat est saisissant dès le lever de rideau où ils sont immobiles, bras tendus sur un fond de scène bleu océan. Le geste est pur, essentiel, ce qui parfois peut paraitre aride. Merce Cunningham ne cherche jamais l’effet, ni ne flatte le public sollicité hors de sa zone de confort. Il faut savoir accepter quelques instants d’ennui et s’abandonner à cet univers pour finalement en apprécier la valeur : la recherche du geste juste qui naît en dehors de toute référence musicale. C’est la révolution majeure opérée par Merce Cunningham : faire exister la danse et bâtir une chorégraphie sans les lier à une partition. On ne danse pas sur ou en musique dans l’oeuvre du chorégraphe américain, il imagine davantage des univers sonores qui existent à parité avec la chorégraphie.
Cette démarche trouvait déjà tout son sens en 1965, date de la création de How to Pass, Kick, Fall and Run dans laquelle Merce Cunnigham affiche un dépouillement total de la scénographie : pas de fond de scène et des costumes, collants et pulls pour costumes, qui à l’origine étaient choisis par les danseuses et les danseurs. Aucune musique non plus mais des textes lus à l’avant-scène par un couple d’hommes assis qui débutent en débouchant une bouteille de champagne. Ils égrènent ainsi en français de saynètes écrites par John Cage dont certaines sont très drôles. Et sur cette litanie ininterrompue, quatre danseuses et cinq danseurs entament un ballet non-stop. On tombe, on court comme l’indique le titre. C’est athlétique et joyeux, loin de la fibre purement cérébrale de Merce Cunningham.
On célèbrera l’an prochain le centenaire de sa naissance de Merce Cunningham. De nombreuses compagnies à travers le monde prévoient de monter ou remonter des pièces du chorégraphe, beaucoup moins dansé qu’il ne le devrait. Ce sera l’occasion de redécouvrir son répertoire qui compte plus de 200 oeuvres. Les compagnies françaises seront nombreuses à être au rendez-vous et il va de soi que le Centre National de danse contemporaine d’Angers dirigé avec bonheur par Robert Swinston, sera le navire amiral de ces célébrations. La compagnie est en forme olympique. Curieux et fabuleux destin d’une troupe de la province française qui est aujourd’hui la première au monde à défendre et faire vivre le répertoire du plus illustre chorégraphe de la danse contemporaine américaine.
Programme Merce Cunningham par le CNDC d’Angers au Théâtre de Chaillot. Inlets 2 (1983) avec Anna Chirescu, Pierre Guilbault, Gianni Joseph, Catarina Pernão, Carlo Schiavo, Flora Rogeboz et Claire Seigle-Goujon ; Beach Birds– (1991) avec Marion Baudinaud, Ashley Chen, Matthieu Chayrigues, Anna Chirescu, Pierre Guilbault, Gianni Joseph, Haruka Miyamoto, Catarina Pernão, Flora Rogeboz, Carlo Schiavo et Claire Seigle-Goujon ; How to Pass, Kick, Fall and Run (1965) avec Anna Chirescu, Étienne Fague, Pierre Guilbault, Gianni Joseph, Karim Kadjar, Catarina Pernão, Carlo Schiavo, Flora Rogeboz et Claire Seigle-Goujon. Mercredi 30 mai 2018.